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Réminiscences

 

- Bonjour Grand’pa, c’est Alex !

- Oh bonjour Alex !

- Tu m’entends, Grand’pa ?

- Parfaitement.

- Génial ! Sais-tu quel jour nous sommes ?

- Oh oui ! Le 23 juin.

- Exactement, et tu sais pourquoi je t’appelle ce jour-là ?

- Comment puis-je l’oublier ? Le jour de ma rencontre avec ta regrettée grand-mère. Merci Alex d’y avoir encore pensé. Cela me fait tellement chaud au cœur de savoir que cette journée mémorable est conservée par ma descendance.

- Nous te l’avions promis que l’un d’entre nous t’appellerait chaque année à cette date-là.

 - Merci encore, et quelle émotion pour votre attention !

 - Et sais-tu d’où je t’appelle ?

 - J’imagine que c’est d’un des lieux que je vous ai relaté et que nous avions plaisir de fréquenter, ta grand-mère et moi. Chaque année, vous choisissez un lieu différent. Comme vous m’êtes agréables ! Plutôt que de chercher, je préfère que tu me le dises directement.

- Dans la forêt des Joudets, Grand’pa.

- Très bien Alex. Elle faisait partie de nos préférées.

- Tu me l'avais déjà dit. Je suis content que cela te plaise. Tu m'entends toujours bien ?

- Parfaitement ! Par quel endroit y es-tu entré ?

- Par le nord, en suivant le ruisseau.

- Ah ce ruisseau ! Comme il nous enchantait ! On l’appelait ainsi, mais c’était un peu plus qu’un ruisseau. Certains y péchaient parfois. Il leur fallait être patients pour récupérer quelque pitance. Mais je crois que l’harmonie des lieux leur faisait passer le temps. Tout le monde respectait le silence à ce moment-là !

- Je suis seul dans la sente. Je n’entends aucun bruit parasite. Je comprends ce que vous deviez ressentir tous les deux. J’imagine que vous ne parliez pas pour profiter de ce havre de paix.

- Tu as bien deviné. Et notre tendresse faisait aussi partie de l’harmonie.

- Je vais avancer comme si j’étais avec vous.

- Comme tu as de la chance, Alex, de pouvoir te mouvoir. Moi qui ne le puis plus, je ressens ce manque, et tu m’aides à le combler.

- Quand je me tais, qu’entends-tu ?

- Plein de choses, mais je ne sais pas si ce sont les bruits de ma pensée ou ceux que j’entends réellement dans le téléphone. Tu sais, c’est comme un vieux souvenir. Nous vient-il en mémoire parce qu’on l’a vécu ou parce qu’on a vu une photo qui nous l’inspire ?

- Aurais-tu envie de me le dire ?

- Ce que je perçois ?

- Oui, Grand’pa.

- Eh bien, d’abord, il y a le bruissement des feuilles. Il doit y avoir un petit vent !

- Tout à fait. Il rafraîchit l’air et c’est très agréable.

 -Oh comme je le comprends. On allait dans cette forêt pour profiter de son atmosphère encore fraîche au début de l’été. On s’y sentait transportés de bonheur. Je crois aussi que le ruisseau participait à la fraicheur.

- Et à part les feuilles, qu’entends-tu ?

- Il me semble aussi entendre le ruisseau. J’entends aussi tes pas dans la sente, et depuis qu’on parle, je présume que tu es arrivé près de la petite cascade qui fait monter le niveau sonore de l’écoulement jusqu’à couvrir tous les autres sons quand le courant est fougueux, surtout en fin d’hiver avec la fonte des neiges. Tu marches toujours ? J’entends la cascade de plus en plus faiblement.

- Oui Grand’pa.

- Alors, maintenant, j’imagine que tu t’enfonces un peu plus dans la forêt. Tu as dû prendre le chemin qui bifurque à gauche et qui s’éloigne du ruisseau ?

- Tu l’as parfaitement deviné.

- Nous aimions aussi prendre ce chemin qui nous permettait d’entendre les bruits classiques de la forêt. Tu te souviens que ta grand-mère était musicienne ?

- Oui, je me rappelle les sonates qu’elle jouait au piano quand j’étais petit.

- Et malheureusement, sa maladie l’en a empêché progressivement. Elle adorait jouer du Messiaen. Bon, c’est contemporain et ce n’est pas ce que je préfère… Il errait lui aussi dans la forêt pour recueillir les chants d’oiseaux. Il les recopiait directement sur place sur des partitions musicales. Quand on était dans la forêt, elle pensait à lui et à ses compositions.

- Et toi, tu n’as jamais fait de musique ?

- J’ai essayé, mais ce n’était pas brillant. J’ai préféré rester dans mon domaine de l’ébénisterie. A ma façon, je pianotais sur le bois…

- C’est vrai, j’aimais les objets que tu fabriquais. Et je me souviens de te regarder travailler le bois avec amour, le caresser, comme s’il s’agissait d’un enfant.

- C’étaient mes créations, alors, c’était effectivement comme des enfants.

- Pourtant, le bois que tu travaillais venait d’un arbre, comme ceux que tu admirais dans la forêt ?

- Tu as raison, on pourrait penser que c’est contradictoire. Si tu te souviens, tout ce que je faisais venait de chutes de bois dont la forme m’inspirait pour créer des objets divers et variés. Ces chutes provenaient de fabrications de meubles dont on a toujours besoin depuis très longtemps. Ce qui est important est de se servir de la forêt sans la détruire et en suivant son rythme normal de renouvellement.

- Je reconnais là ton côté écologiste. Tu entends d’autres choses dans la forêt que je parcours ?

 - Oui, bien sûr, ces oiseaux chéris de ta grand-mère.

- Tu sais les reconnaître ?

- Hélas non, mais j’adore les entendre. Tant pis si je ne les comprends pas. J’apprécie leurs sonorités, les gazouillis, les trilles, les silences aussi - comme dans la musique - les vocalises, les glissandos et les vibratos. Tout cela est sujet à l’émerveillement et au voyage dans le monde des volatiles. Et puis, tout c’est tellement gai à vous en retourner le cœur. Du moins, il agissait sur le nôtre !

- A quel moment de la journée vous baladiez-vous dans cette forêt ?

- Le matin, Alex, lorsque le soleil dardait à travers les feuillages pour nous offrir ces rais de lumière si bien perceptibles avec une légère brume.

- Vous étiez silencieux pendant votre marche ?

- Oui, régulièrement. Ta grand-mère me disait qu’elle en profitait pour entendre dans sa tête des morceaux de musique au rythme de ses pas. Parfois, nous nous arrêtions pour écouter les bruits de la forêt et ceux des oiseaux. A ce moment, il lui arrivait d’enlacer un tronc, ou de s’y adosser. Elle considérait qu’elle était en contact intense avec la nature pour y puiser de la force.

- Vous cueilliez des champignons ?

- Jamais ! Nous ne les connaissions pas assez pour se l’autoriser. Ecoute, Alex, tu m’as fait passer un magnifique moment. Je ne peux plus hélas profiter de ces occasions sur place. Alors, tes appels, comme tous ceux que je reçois sont des parcelles de bonheur. Je mesure la chance d’y avoir droit. Je sais ainsi que notre esprit perdure, tout en s’inscrivant dans des têtes différentes et plus modernes. Cela me fait chaud au cœur. Vous êtes tous formidables de déployer cette humanité qui à priori tend à se réduire de trop.

- Grand’pa, nous agissons tel qu’on nous l’a appris avec la conscience que notre vie d’aujourd’hui est une combinaison de l’histoire, du présent et des panoramas du futur.

- Je comprends que, progressivement, nous comptons de moins en moins au fur et à mesure que le temps défile.

- C’est peut-être vrai, mais il reste toujours l’âme que vous nous avez livrée et qui reste enfouie dans notre mémoire profonde.

- Celle-là tu pourras toujours aller la puiser dans la forêt. Il y a en elle la représentation de la vie, les effets des saisons, les naissances, les croissances et les morts. La vie y est libre pour les animaux comme pour les végétaux. Les grands arbres inspirent la force et l’envie d’élévation, non pas comme un concours de hauteur, mais pour fournir l’ombre, l’humus avec la chute des feuilles, pour devenir un repaire pour la faune et pour participer à l’équilibre en se mettant au service des autres espèces de la flore et de la faune. Les grands et forts au service des plus petits. Et surtout… on y trouve une grande déclinaison du vert, couleur de l’espérance.

- Je crois, Grand’pa, que c’est une belle conclusion de notre échange. Qu’en penses-tu ?

- Je ne dirais pas mieux. Merci mon cher, mon bel Alex pour ton appel. Me voilà reparti pour de nombreuses et belles journées avec le souvenir de ce moment intime entre nous deux. Au revoir, Alex, pense bien à ton avenir.

- Et au tien aussi, Grand’pa !

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