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L'âme prise en photo

 

   Nous nous trouvons parfois dans des circonstances inhabituelles où des personnages que nous croisons peuvent nous surprendre par leurs réflexions. Ce fut le cas un jour dans une rue touristique. Je souhaitais photographier une façade de maison aux colombages particulièrement travaillés. Comme de nombreuses fois, un inconnu se situait dans mon champ de vision. Il s’aperçut qu’il allait être immortalisé sur ma photo et il s’écarta immédiatement. Je le remerciai de laisser le champ libre.

    Presque énervé, il me répliqua :

- Pas du tout ! Je ne veux surtout pas être pris en photo.

- C’est votre droit. Néanmoins, sur le domaine public, j’ai le droit de vous avoir sur ma photo, comme une multitude d’inconnus.

- Vous avez raison, mais ce n’est pas l’objet.

- Rassurez-vous, je ne poste aucune de mes photos sur les réseaux sociaux. Seuls mes proches peuvent y avoir accès.

- Ce n’est pas de cela qu’il s’agit non plus.

- Franchement, hormis la volonté de conserver son droit à l’image, je ne vois pas d’autre raison. Je suis curieux de connaître la vôtre.

- Eh bien, je vais satisfaire votre curiosité.

- Grand merci de m’enrichir.

- Prendre ma photo, c’est emporter mon âme.

- Oups, voilà bien la première fois que j’entends ce discours.

- Vous, oui, mais moi, non.

- J’aimerais en savoir davantage.

- C’est ancestral.

- D’accord, mais nous sommes au 21e siècle !

- Admettons. Mais tout en étant au 21e siècle, vous ou certains de vos proches, ou certains de vos amis vénèrent un personnage né et crucifié il y a plus de 2000 ans !

- Je le concède. Pouvez-vous m’en dire davantage ?

- Je suis descendant des aborigènes. Pour nous, être pris en photo, ou se faire peindre le portrait fait prendre le risque de se faire capturer l’âme.

- Et vous y croyez ?

- Je crois en la prudence de mes ancêtres.

- Vous avez des preuves ?

- Pas plus que pour votre vie éternelle après la mort…

- Vous êtes redoutable !

- Non, simplement précautionneux comme mes ancêtres.

- Mais que se passerait-il si votre âme était capturée par une reproduction ?

- Je l’ignore mais je ne veux pas prendre ce risque.

- Vous avez des exemples de vos ancêtres qui se sont fait emporter leur âme ?

- Pas à ma connaissance. Je suppose qu’ils ont été suffisamment prudents pour conserver la leur.

- En fait, tout cela est du vide de raisonnement ! Non seulement vous ne savez pas si vos ancêtres ont été l’objet d’un rapt de leur âme, et en plus, vous ne savez pas ce qu’il en aurait advenu si celle-ci l’avait été !

- Quant à vous, vous dites parfois que vous vendez votre âme au diable…

- Exact, c’est une expression qui n’a aucun rapport avec l’âme réelle ou spirituelle. Il ne s’agit que de signifier qu’on retourne sa veste, que l’on préfère se rallier à son ennemi. Mais alors, vous n‘êtes sur aucune photo ?

- Je ne le sais pas. Il est possible que je ne sois pas rendu compte de certains clichés pris dans ma direction. L’important est que mon regard ne soit pas fixé sur l’objectif tout en étant conscient de la chose.

- Cela devient compliqué !

- Pour vous, peut-être parce que vous n’avez pas la même culture. Votre culte avec toutes les écritures et l’organisation vaticane nécessite des années de séminaire. C’est encore plus compliqué ! Et d’ailleurs, très peu d’entre vous en possédez les informations, ce qui ne vous empêche pas de pratiquer, en presque totale ignorance !

- Effectivement, je l’avoue.

- Nous sommes donc quittes et je vous laisse prendre la photo sans mon regard.

 

   Ce fut la conclusion de nos propos. Je pris la photo, enrichi de cet échange qui, au-delà de me troubler, m’apporta un début de connaissance du peuple aborigène.

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