Mes écrits
Jacques LAUNAY
Le Valseur
Il valse, s'enivrant de la musique et des rotations interminables. Il entraîne sa cavalière avec fougue. Ses pas répondent parfaitement au rythme musical. 1 2 3, 1 2 3, 1 2 3.... Ses gestes sont parfaits. La flexion des genoux lui confère une magnifique souplesse, comme s'il voltigeait au-dessus de la piste de danse. Avec perfection, il exécute un tour complet en deux mesures, alternativement une forte et une faible, comme presque toutes les valses. On pourrait même les compter en 6 temps pour une giration complète. Cela ressemble à du Strauss, avec la gaité de la tonalité majeure.
Le valseur semble accro à ce genre de musique. Il est sous l'emprise du rythme, drogué à ce style, dans son monde. Bien alerte, il ne veut pas s'arrêter. 1.2 3, 1 2 3, 1 2 3… Le mouvement est perpétuel. L'énergie est éternelle. Le temps est suspendu. Il en jouit, tantôt fermant les yeux, tantôt regardant sa partenaire qu'il emporte fermement, tantôt se repérant dans l'espace de la piste. Ses chaussures souples contribuent à la grâce de ses mouvements rotatifs. Il serait prêt à soutenir un concours d'endurance, nourri par la vitalité qui le mène. Pour son grand plaisir, la valse est très longue. 1 2 3, 1 2 3, 1 2 3… Presque un record d'écriture par le compositeur qui y a mis toute sa créativité, jonglant parfaitement sur les variations des instruments. Le Boléro de Ravel traduit en valse, en quelque sorte. Notre couple de danseurs enivrés sidère les spectateurs par leur exploit, par leur attitude si inhabituelle et par la relation du valseur avec sa partenaire. Son visage exprime un bonheur peut-être pour lui peu accessible et qui, ce jour, lui est permis sans retenue.
Subitement, le valseur s'effondre, entraînant sa cavalière au sol. Visiblement, sa joie jusqu'alors immense se transforme instantanément en tristesse profonde. Que se passe-t-il ? Une conversion immédiate vient de se produire. Le valseur auparavant au visage si rayonnant exprime désormais une douleur incommensurable. Au sol sur le flan, il se recroqueville sur lui-même comme si une tristesse intense l'avait envahi. Puis il éclate en sanglots lourds et criants à l'instar d'un malheur soudain et accablant qui l'aurait frappé. Il produit des spasmes ardents qui le vident d'une tension douloureuse... Puis toujours au sol, une énorme rage subite s'empare de son corps. Ses gestes sont nerveux et confus. Alors, il assène de violents coups rageurs à sa cavalière encore au sol. Aucune partie de son corps féminin n'est épargnée. Les poings du valseur, les pieds, les genoux s'acharnent sur elle... jusqu'au dernier coup fatidique. Alors, sa cavalière gonflable s'avachit en produisant un sifflement d'air échappé du mannequin, pour devenir un amas informe, représentation parfaite de la vie quotidienne du valseur, malheureux solitaire enfoncé dans le tunnel ténébreux de sa misérable existence.