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MON BOIS CHERI
 

   J’adore me promener vers un joli bois à quelques enjambées de la maison. Pour y parvenir, j’emprunte un court chemin de plaine qui longe un patchwork de champs et de prairies. Il se prolonge par une sente dans cet adorable bois de hêtres et de chênes majestueux étendu sur les deux pans d’un petit val aux pentes douces. Il est traversé dans son creux par un ruisseau qu’un pont de pierres enjambe au droit de la sente, près d’une ancienne bâtisse basse désormais abandonnée, sans portes ni fenêtres et au toit délabré. Elle avait dû servir de refuge pour les voyageurs pédestres pris sous la pluie, ou de repaire de pêcheurs puisant quelques ressources poissonnières dans le cours d’eau. Une remontée facile poursuit la traversée pour aboutir à un hameau de quelques maisons bâties à la lisière.

   A toute saison, la balade possède son charme et chaque virée promet un spectacle différent.

   Au démarrage de l’été, les prairies sont l’habitat des bovins qui paissent une herbe bien grasse pour produire une viande goûteuse, ou un lait riche qui sera transformé, entre autres, en un beurre jaune puissant et en délicieux fromages. Le sol vert des prairies est parsemé de couleurs florales tels les jaunes des boutons d’or et des pissenlits, les violets des crocus, les blancs des pâquerettes se mêlant avec les rouges de quelques coquelicots parsemés ici ou là.

   A cette période, les blés et les orges dorés par le soleil et gonflés de leurs grains ondulent dans les champs. Les contacts intimes des épis entre eux émettent ce faible bruissement si caractéristique, en fond sonore des pépiements des oiseaux occupés à leurs vols qui nous paraissent anarchiques mais qui sont probablement bien orchestrés à leurs usages.

   La chaleur de l’été qui me fait transpirer malgré mes vêtements légers s’atténue dès que je franchis l’orée du bois à l’ombre providentielle. Mes yeux réclament quelques secondes pour passer d’une lumière intense à la clarté assombrie par la frondaison. En dominante, le paysage est un camaïeu de verts apportés par les hêtres et les chênes, mais aussi par la végétation tapissant le sol comme les pousses et les mousses, les ronces et les orties, ou les lichens sur les troncs se bataillant avec les lierres qui rampent pour s’élever vers le ciel. Cette végétation laisse une place aux ossatures des fûts et des branches. Je suis dans le terrain de jeu des écureuils, des lièvres, des campagnols et des oiseaux. Chacun y trouve son refuge, les uns dans les troncs, les autres dans des garennes, les derniers dans des nids qu’ils ont construit à leur convenance … ou que les coucous empruntent… Parfois, des chevreuils égarés viennent se réfugier dans ce bois. Toute cette faune s’abreuve à la rivière qui défile avec un murmure aquatique. Invisibles, une myriade d’insectes s’agite sur le sol ou dans son épaisseur, sur les troncs ; les ailés parcourent l’air. Les effluves frais de l’humus envahissent agréablement mes cellules nasales.

   Dans les matins où le soleil cherche à poindre à travers la brume dans le bois, j’assiste à un magnifique spectacle : le soleil pénètre dans le sous-bois en traçant de lumineuses zébrures obliques faisant ressortir les nodosités ou les torsades des troncs.

   J’erre sans peine dans cette atmosphère délicieuse à l’éclairage tempéré, propice au relâchement de la pensée et à l’adoucissement des maux. Le temps ne s’écoule plus et l’apparition d’une pénombre annonce le début de la soirée où l’amplification des chants d’oiseaux signifie le retour au nid pour la nuit à venir.

   Je souhaiterais moi aussi m’éterniser nocturnement dans cet univers sylvestre, y goûter le silence de la nuit parfois interrompu par une activité de la faune, ou le bruissement des feuillages, le ululement des hiboux ou encore le craquement des branches, puis y attendre l’aurore pour assister au réveil sonore des volatiles.

   A la fin de l’été, les ronces nous laissent picorer les mûres noires si goûteuses, et les cueillir pour en faire de succulentes confitures.

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   Quand l’été laisse la place à l’automne, les prairies ont été plusieurs fois tondues par les bœufs et les vaches, et le vert de l’herbe pâlit. Les éteules des blés ont été labourées, transformant le jaune des épis en marron de la terre nourricière qui ne demande qu’à recevoir la semence pour prouver son utilité à l’homme. Le paysage s’est transformé en une promesse pour l’année suivante, significative d’espoir. Des faisans aux plumages d’automne viennent s’y poser pour y glaner les vers qui ont le malheur de s’exposer à l’air, ou picorer quelques graines échappées de la récolte précédente.

   L’air est frais et n’a plus la pesanteur de l’été. Il me contraint à me couvrir légèrement les membres. A cette période, ma respiration est plus aisée. Mes poumons ne demandent qu’à se repaître de cet air fluide. Mes muscles tellement bien oxygénés facilitent mes mouvements qui me portent avec agilité vers le bois chéri.

   Lui aussi se renouvelle progressivement dans ses teintes. Elles deviennent jaune, rouge, ocre, voire marron, un habille mélange d’été indien. Ces couleurs se diffusent jusqu’aux prairies et labours limitrophes qui se revêtissent progressivement d’un tapis de ces feuilles échappées de leurs branches qui ne les nourrissent plus. Sous le soleil, cet ensemble apporte une luminosité chaude.

   En pénétrant dans le bois, les effluves de l’humus jaillissent toujours autant. Elles s’introduisent dans mes voies respiratoires avec d’autant plus de facilité que la marche dans la plaine me les a ouvertes. La chaleur moins intense augmente la sensation d’humidité. La végétation est toujours présente, elle aussi en voie de mutation colorée, mais aussi de dépouillement progressif. La musique aviaire reste enchanteresse. Le roux des écureuils se confond avec le nouveau feuillage et le ruisseau poursuit son flux incessant sous le pont de pierre, témoin permanent des activités diurnes et nocturnes du bois.

   Il m’est arrivé de survoler ce bois en ULM, petit appareil volant qui nous apporte la sensation d’être soi-même un oiseau. Et tel cet oiseau, je peux admirer la canopée du bois et la comparer à une immense couette mordorée dans laquelle il serait si agréable de s’y lover.

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   Lorsque l’hiver est installé, les prairies et les labours sont inactifs sous la sécheresse et la froidure de l’air. Les fleurs des champs ont disparu au profit de quelques perce-neiges de fin d’hiver ici et là profitant de cette saison pour s’exprimer. Quelques oiseaux virevoltent à la recherche d’une pitance pour passer l’hiver. Me baladant bien enveloppé dans des habits isolants, mes pas font crisser l’herbe gelée, imprimant un rythme sonore à ma déambulation. Sous la bise, le froid cingle mon visage, exigeant un afflux de sang à mes joues qui en rougissent. Au loin, le bois est dépouillé de son écran de verdure. Les troncs et les branches sont à nu. Les ossatures des arbres décharnés deviennent entièrement visibles, tels des squelettes se balançant au gré du vent qui les fouette. Ainsi, on peut remarquer la structure des branches qui se dispersent autour de son centre comme les baleines d’un parapluie.

   Sous la chute des flocons, le sol devient uniformément blanchâtre. La surface de la neige reproduit les formes du sol comme une mer d’huile chagrinée par une légère brise marine. Je distingue ainsi les sillons des labours et le tracé du chemin qui nous guide vers le bois. La croûte neigeuse est parfois parsemée d’empreintes de pattes d’oiseaux ou de lièvres ; des yeux, je suis leur tracé erratique. Et puis, des promeneurs qui m’ont précédé ont laissé les traces de leurs pas. Alors, j’essaie de mettre les miens dans les leurs pour ne pas bouleverser davantage la pureté de la nappe de neige.  Ce manteau blanc est un excellent protecteur des sols contre des gels intenses et préserve les semences déjà enfouies.

   Au loin, le bois devient un écran blanc se détachant du bleu du ciel comme un nuage ; et comme sur ces masses ouatées navigant dans le ciel, je tente de trouver une similitude avec un animal. Des parcelles azur surgissent aléatoirement entre les branches enneigées comme un kaléidoscope.

   A d’autre moments de l’hiver, j’observe les branches et les clôtures chargées d’un givre apporté par les caprices climatiques. Les branches ploient sous la pesante charge de la glace enveloppante. Sous le soleil rasant de l’hiver, cette nature devient un spectacle scintillant : tel un prisme, le givre s’irise comme un diamant fait éclater les couleurs.

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   Ah le printemps ! Après l’inertie de l’hiver, la nature revit. Je sais qu’elle n’est qu’éphémère jusqu’au prochain hiver où elle se reposera à nouveau après avoir bien produit, pour se réveiller encore, comme une respiration que l’on espère éternelle.

   Les arbres, dépouillés de leurs feuilles à l'automne, revivent sous l'effet des températures bien moins hivernales, des pluies fréquentes et d’un effet du soleil plus fort induisant une montée de la sève. Ainsi, Je vois les bourgeons apparaitre sur les arbustes qui bordent les champs. Les fleurs resurgissent. L’herbe retrouve le vert grassouillet qui remplira les panses bovines lasses du foin de l’hiver. Les labours verdissent des pousses qui émergent du sol. Puis au fil du temps, je les vois s’élever et fabriquer leurs poches de grains qui deviendront les épis. Les odeurs printanières viennent narguer mes narines. Je marche sans crainte d’être transi par les précédentes températures hivernales. J’observe la faune qui ressort intensément qui de ses terriers, qui de ses nids, heureuse de profiter des nouvelles substances à leur disposition et de la clémence climatique, même si des gelées tardives peuvent les surprendre.

   Au loin, j’aperçois un verger blanchi de fleurs, futurs fruits que l’on récoltera dans la même saison pour les cerises ou en automne pour les pommes et les poires.

Bien sûr, j’évite cette promenade sous les giboulées qui assombrissent intensément l’atmosphère et nécessitent de se protéger fortement. Mais sous l’ensoleillement qui succède à la pluie, le paysage trempé propose des couleurs contrastées.

   Dans le bois, l’humus est toujours présent, à chaque œillet dans les arbres, des bourgeons voient le jour pour une future feuille, une future tige qui fera grossir l’arbre. Les feuilles mortes au sol disparaissent pour se transformer en terreau nourricier. Le ruisseau est gonflé par les accumulations de précipitations et se heurte parfois au passage sous le pont en provoquant de belles turbulences.

   Parfois, je vois des chevreuils enivrés après s’être gavé de tendres bourgeons.

   Sous la pluie, le bois prend une autre apparence, humide. J’entends le chuchotis de la pluie sur la canopée, les gouttes à gouttes déversés au sol par les feuilles gorgées d’eau.

   D’autres promeneurs connaisseurs de champignons cueillent les girolles qui pointent dans les sous-bois Ils attendront la fin de l’été pour les cèpes.

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   Voilà, mon joli bois m’apporte les plaisirs des yeux, des oreilles pour les discours des volatiles, de l’odorat pour toutes les senteurs de chaque période. C’est ainsi que la nature nous apporte un des plaisirs de la vie : se promener, observer, et se sentir intégré par elle.

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