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MELOS - DRAMES

            SOMMAIRE

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Le remords fatal          (mai 2025 - 1 minute)

Sérial oublieur              (Avril 2025 - 1 minute)

Travaux menuisiers       (Avril 2025 - 1 minute)

Le valseur           (Mars 2025 - 1 minute)

Bonjour fiston !     (Février 2025 - 3 minutes)

Le comptable     (Octobre 2024 - 3 minutes)

Le monstre        (Avril 2024 - 3 minutes)

Apparente détresse      (Fév 2024 - 1 minute)

Glaciation    (Mars 2023 - 1 minute)

Le sentiment sec    (Janv 2022 - 1 minute)

Il oublie très vite    (Janv 2022 - 1 minute)

La fin de tout    (Mai 2022 - 5 minutes)

Dictature et patins    (Août 2022 - 7 minutes)

La guerre des villages    (Août 2022 - 5 minutes)

La cuve    (Janv 2021 - 3 minutes)

L'attente    (Mai 2021 - 2 minutes)

Soleil froid    (Mars 2021 - 2 minutes)

Je sais qu'ils savent    (Juil 2021 - 1 minute)

Malthus, féminicide    ( Août 2021 - 9 minutes)

Le paumé    (Dec 2019 - 9 minutes)

Liberté, égalité...    (Juil 2020 - 11 minutes)

L'intruse    (Oct 2020 - 3 minutes)

Tribunal populaire    (Nov 2020 - 4 minutes)

Le remords fatal

 

- Il faut absolument que l'on se voie. Votre situation comptable est préoccupante !

- Je m'en doute mon cher comptable. Je vois bien l'effondrement de ma trésorerie. Vous avez des suggestions à me proposer ?

- C'est l'objet de mon appel. Regardez du côté de vos ventes de voitures.

- Je m'attendais à cela. J'en ai peu vendu ces dernières semaines. Mais excusez-moi, je dois vous laisser : une personne que je ne connais pas vient d'entrer dans mon garage. Peut-être une vente possible ?

- Alors je vous laisse. Ne laissez pas passer l'occasion !

Pedro raccroche et se dirige vers le visiteur.

​

- Bonjour Monsieur. Puis-je vous être utile ?

- Certainement. Je cherche urgemment une voiture d'occasion.

- Quel type de voiture ?

- Une petite. Je suis seul et je roule de faibles distances. Mais j'en ai absolument besoin demain après-midi.

   Pedro est bien embarrassé. Il a bien quelques voitures, mais il lui faut plus d'une journée pour les préparer. Il n'a pas encore commandé les pièces de rechange nécessaires pour ne pas alourdir sa situation financière. C'est vraiment dur en ce moment !

   Il y a bien sa Titine qu'il utilise tous les jours, mais il trouve que la direction manque de fiabilité. Du moins, c'est ce qu'il ressent et il sait qu'un néophyte ne remarquerait pas. Pour cette raison, il ne peut décemment pas la suggérer à son visiteur.

Mais la vendre ferait du bien à sa trésorerie. Le choix est cornélien...

- Écoutez, Monsieur, je vous proposerais bien ma Titine, elle roule correctement, mais je voudrais lui faire une révision avant de vous la mettre en main. Vous pourriez en prendre possession demain matin. Qu'en dites-vous ?

- Je peux vous faire confiance ?

- Sinon, je ne vous la proposerais pas.

- Effectivement. C'est d'accord. À demain matin.

​

   Pedro s'active à bichonner sa Titine qu'il cédera demain. Mais la mécanique de la direction le tracasse. Il n'y a théoriquement aucune raison qu'elle défaille. Mais sait-on jamais...

   La nuit, Pedro dort mal. Si un incident survenait, il se sentirait coupable et son activité s'éteindrait aussitôt. Avec ce coup-là, inutile d'aller chercher un boulot dans un autre garage. Sa situation comptable lui aurait fait prendre un risque stupide. Demain, il refusera de la céder. Mais sa trésorerie ? C'est une occasion en or pour rassurer son banquier...

​

   Au petit déjeuner, Pédro se dit  :

- Considérant que j’ai toujours roulé avec Titine sans incident, et surtout que je n’ai pas senti d’évolution du défaut, pourquoi devrais-je craindre l’accident ?

​

   9 heures :

- Bonjour, je viens chercher votre Titine.

- Eh bien la voici. Elle est prête à vous accueillir et à vous servir.

Les papiers administratifs rédigés et le paiement effectué, le client part heureux avec Titine.

​

   11 heures :

- Je crois que j'ai fait la plus belle idiotie (Pedro pensait à un mot plus ordurier) de ma vie. Je prends la voiture de ma femme et je vais chez le client pour l'échanger provisoirement avec Titine.

​

   12 heures :

   Pedro est chez le client. Il lui explique qu'il s'est souvenu d'un défaut et propose l'échange provisoire.

   En remontant dans sa Titine, il se sent soulagé. Il s'arrangera bien avec son épouse. Il lui en trouvera une autre.

​

   Sur le chemin du retour, lors d'un virage serré, la mécanique de la direction cède. L'encastrement dans un mur est fatal à Pedro…

Sérial oublieur

 

    Il traverse le vestibule de la maison. En passant devant un vase en porcelaine posé sur la crédence, sa mémoire lui rappelle qu’il doit préparer le repas.

Il se dirige alors vers la cuisine où il remarque les torchons froissés. Ah oui, il y a du linge à repasser !

   Immédiatement, il va donc vers le salon où se trouve la planche à repasser et la pile de linge propre. Un livre posé sur la table basse lui remémore qu’il veut en offrir un à son fils.

   Ainsi, il se dirige vers la bibliothèque derrière son bureau. Au passage, il constate un prospectus de service de jardinage qui lui évoque la tonte de la pelouse à effectuer. Il s’empresse de s’en charger.

   En se dirigeant vers l’arrière de la maison, il passe près de la porte de la cave qui lui fait penser à l’adoucisseur. Ce dernier mérite d’être rechargé de pastilles.

   Il descend donc à la cave, passe devant l’armoire à vin et se souvient qu’il doit donner des bouchons de liège à une association (il les conserve à cet effet).

   Il remonte alors pour préparer un sac de bouchons qu’il a déposés dans une boite métallique. C’est alors que sonne le téléphone.

   Il se dirige vers l’appareil placé sur son bureau dans le salon. L’appel cesse avant son arrivée. Mais où est donc le répertoire téléphonique ? Il aimerait appeler un ami.

   En cherchant, son regard tombe sur la lampe de bureau qui ne fonctionne plus : l’ampoule doit être changée. Pourquoi attendre ? Il part vers le placard du vestibule où il range ses affaires de bricolage.

   En sortant du salon, il remarque sa veste sur un fauteuil du salon. Il la prend pour pendre au porte-manteau du vestibule sur lequel il remarque son écharpe d’hiver. Elle devrait être rangée dans le placard de la chambre à cette saison chaude.

   Il s’en saisit et l’emmène dans la chambre. Sur la commode, la photo de ses petits-enfants l’attire. Il pose l’écharpe sur le lit et prend la photo pour contempler sa descendance dont il est si fier. C’est alors qu’il se soucie de la date du prochain anniversaire. L’information est dans son agenda sur le bureau. Il y court.

   En passant dans le vestibule, il remarque le vase en porcelaine posé sur la crédence ….

Travaux menuisiers

 

     La grand-mère git sur un lit au fond de la pièce. Par la fenêtre, elle observe les allées et venue de son fils. Sa bru la veille, assise bien droite sur une chaise. Elle tricote un pull pour son mari et jette régulièrement un regard inquiet sur sa belle-mère.

     On entend les enfants jouer à l’extérieur sous le soleil radieux. Parfois, ils pénètrent dans la pièce pour étancher leur soif, et leur mère leur demande d’être silencieux pour ne pas importuner leur grand-mère.

  •  Que fait mon fils ? Je l’entends depuis ce matin s’acharner dans l’atelier.

  •  Oh, il bricole un peu, la mère.

  •  Je ne l’ai jamais entendu autant bricoler.

  •  Il a des choses à réparer.

  •  Il ferait mieux de s’occuper de son jardin par ce beau temps. Il croit que je ne vois plus rien ? Que je n’entends plus rien ? Je suis peut-être mal en point, mais j’ai l’intention de tenir longtemps encore.

  •  Ne vous fatiguez pas, la mère, votre faiblesse vous a fait chuter hier. Vous nous avez fait peur.

  •  Oh pour moi, c’est l’inverse. Vous aimeriez bien que je passe l’arme à gauche ! Eh bien ce n’est pas pour maintenant !

  •  Restez calme, ce n’est pas bon pour vous de vous énerver.

  • Et qu’est-ce que tu as à me regarder comme cela ? Comme s’il fallait vérifier si je respire encore !

  •  Vous vous faites des idées. Vous allez bien. C’est juste un mauvais passage.

  • Menteuse ! je suis sûre que tu me trouves mal en point !

  •  Aujourd’hui, c’est vrai. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive malheur.

  •  Menteuse encore ! Ah le voilà qui se remet à scier. Mais qu’est-ce qu’il fabrique ?

  • Il faut réparer le toit.

  • Le toit ? Quelle idée. Au dernier orage, aucune goutte de pluie n’est tombée à l’intérieur !

  • Ce ne sont pas les tuiles, mais la charpente qu’il faut réparer.

  • Et maintenant, il ponce ! On ne ponce pas une charpente !

  •  Allez, je vais vous dire la vérité. Il fabrique une armoire pour les vêtements des enfants.

  • Tu vois, tu es une menteuse ! Et je dois te croire ?

  •  Les enfants grandissent et il leur faut des habits pour l’école.

  •  Et celle qui est dans le grenier ? Ah tient, maintenant, il cloue ! Jamais je ne l’ai vu faire de la menuiserie aussi longtemps.

  •  Elle est pourrie.

  • Faux ! Elle était en bon état quand j’y suis montée il y a trois semaines.

  • Calmez-vous la mère, vous vous faites du mal.

  •  C’est toi qui me fais du mal avec tes mensonges. Et il vient d’où le bois ?

  •  Il est allé le chercher hier.

  •  Avec de l’argent qui ne pourra plus servir à la ferme !

  •  On en avait d’avance. Il faut aussi s’occuper des petits.

  •  Dis-donc, je crois qu’on sent de la peinture.

  •  Il doit certainement peindre l’armoire.

  •  De la peinture qu’il a achetée. Encore une dépense qui ne sert à rien !

  •  A l’odeur, j’ai l’impression que c’est autre chose que de la peinture.

  •  C’est de la lasure.

  •  Alors c’est fait pour l’extérieur !

  •  Il fait humide dans la maison.

  •  Tous les autres meubles n’ont pas de lasure et ils se tiennent bien !

  •  Maintenant on fait comme cela.

  •  Ah, parce qu’il a acheté du mauvais bois !

  •  J’en doute.

  •  Alors cela a dû coûter cher ! Vous dilapidez mon argent.

  •  C’est celui de son travail.

  •  Je viens de le voir passer. Mais dis donc, ce qu’il transporte est haut et étroit, c’est une horloge comtoise qu’il a fabriquée !

  •  Il a fait avec ce qu’il a.

  •  En tout cas, tu ne pourras pas mettre beaucoup d’habits dedans !

  •  Calmez-vous, la mère. On dirait que vous délirez.

  •  Je ne délire pas, je suis contrariée…

 

Quelques heures plus tard, le cœur de la mère lâcha comme l’avait prédit le docteur hier lors de son passage.

L’objet des travaux de menuiserie fut installé sur la table de la cuisine et on y allongea la grand-mère…​ 

Le Valseur

 

   Il valse, s'enivrant de la musique et des rotations interminables. Il entraîne sa cavalière avec fougue. Ses pas répondent parfaitement au rythme musical. 1 2 3, 1 2 3, 1 2 3.... Ses gestes sont parfaits. La flexion des genoux lui confère une magnifique souplesse, comme s'il voltigeait au-dessus de la piste de danse. Avec perfection, il exécute un tour complet en deux mesures, alternativement une forte et une faible, comme presque toutes les valses. On pourrait même les compter en 6 temps pour une giration complète. Cela ressemble à du Strauss, avec la gaité de la tonalité majeure.

 

   Le valseur semble accro à ce genre de musique. Il est sous l'emprise du rythme, drogué à ce style, dans son monde. Bien alerte, il ne veut pas s'arrêter. 1.2 3, 1 2 3, 1 2 3… Le mouvement est perpétuel. L'énergie est éternelle. Le temps est suspendu. Il en jouit, tantôt fermant les yeux, tantôt regardant sa partenaire qu'il emporte fermement, tantôt se repérant dans l'espace de la piste. Ses chaussures souples contribuent à la grâce de ses mouvements rotatifs. Il serait prêt à soutenir un concours d'endurance, nourri par la vitalité qui le mène. Pour son grand plaisir, la valse est très longue. 1 2 3, 1 2 3, 1 2 3… Presque un record d'écriture par le compositeur qui y a mis toute sa créativité, jonglant parfaitement sur les variations des instruments. Le Boléro de Ravel traduit en valse, en quelque sorte. Notre couple de danseurs enivrés sidère les spectateurs par leur exploit, par leur attitude si inhabituelle et par la relation du valseur avec sa partenaire. Son visage exprime un bonheur peut-être pour lui peu accessible et qui, ce jour, lui est permis sans retenue.

 

   Subitement, le valseur s'effondre, entraînant sa cavalière au sol. Visiblement, sa joie jusqu'alors immense se transforme instantanément en tristesse profonde. Que se passe-t-il ? Une conversion immédiate vient de se produire. Le valseur auparavant au visage si rayonnant exprime désormais une douleur incommensurable. Au sol sur le flan, il se recroqueville sur lui-même comme si une tristesse intense l'avait envahi. Puis il éclate en sanglots lourds et criants à l'instar d'un malheur soudain et accablant qui l'aurait frappé. Il produit des spasmes ardents qui le vident d'une tension douloureuse... Puis toujours au sol, une énorme rage subite s'empare de son corps. Ses gestes sont nerveux et confus. Alors, il assène de violents coups rageurs à sa cavalière encore au sol. Aucune partie de son corps féminin n'est épargnée. Les poings du valseur, les pieds, les genoux s'acharnent sur elle... jusqu'au dernier coup fatidique. Alors, sa cavalière gonflable s'avachit en produisant un sifflement d'air échappé du mannequin, pour devenir un amas informe, représentation parfaite de la vie quotidienne du valseur, malheureux solitaire enfoncé dans le tunnel ténébreux de sa misérable existence.

Bonjour fiston !

 

     Je suis attablé à la terrasse d’un café. L’air est agréable. Le ciel est uniformément bleu. Bien assis dans un fauteuil en osier, je suis absorbé par la lecture d’un quotidien.

     Dans le coin de mon œil droit, j’aperçois une personne s’approchant de ma table avec détermination. Il se plante devant moi.

- Bonjour Fiston !

     Je lève les yeux. Je suis face à un inconnu qui m'interpelle. Apparemment, il croit être mon père.

- Bonjour Monsieur.

- Tu ne me reconnais pas ?

- Non, monsieur, je ne pense pas qu’on se soit déjà croisé.

- Oh Alex ! Je suis ton père !

     Comment peut-il connaître mon prénom ? Je ne suis qu’un simple employé. Je n’ai jamais été mis en avant dans une quelconque publication. Je ne suis sur aucun réseau social.

- Je m’appelle effectivement Alex, mais je ne suis pas votre fils. Peut-être votre fils et moi nous ressemblons nous fortement au point de vous tromper…

- Difficile de se tromper avec cette balafre à l’oreille gauche !

     C’est vrai, j’ai une cicatrice indélébile à cet endroit. Elle est très ancienne. Une belle chute quand j’avais treize ans. En la remarquant, il peut me faire croire à un ancien souvenir.

- Je vous assure, Monsieur, que vous devez faire erreur.

- D’abord Alex, arrête de me faire du Monsieur et de me vouvoyer.

- Il n’est pas dans mes règles de tutoyer un inconnu.

- Un inconnu ! Tu ne me reconnais donc pas ?

- Désolé, mais je ne vois pas en vous les traits d’un père que j’ai connu jusqu’à il y a quinze ans.

- J’aurais autant changé que cela ? Personne de mon entourage ne m’en a informé à ce point.

- Monsieur, mon père est décédé il y a quinze ans...

- Que me racontes-tu ?

- Une vérité attestée par une mise en bière, une cérémonie, une tombe, les pleurs et le désarroi d’une famille.

- Moi décédé ? Mais regarde-moi, je suis on ne peut plus vivant !

- Vous, oui, mais mon père, non.

- Tu permets que je m’assoie ?

- Il me semble que cela va être difficile de vous en empêcher.

     L’inconnu se saisit d’un fauteuil pour le placer face à moi. Il s’assied et se penche en avant, les avant-bras sur ses cuisses. Manifestement, il recherchait un rapprochement physique et voulait jouer l’émotion. Je plie et pose mon journal avec un énervement feint pour montrer ma désapprobation pour son attitude.

- Ecoute Alex, cela fait plusieurs années que je souhaitais renouer avec toi.

- Et mes frères et sœurs n’ont pas le droit à ces retrouvailles ?

- Arrête, Alex, tu es enfant unique ! Tu as voulu me tester ?

- Je répète ma question…

- Alex ! Ce n’est pas sympa de ta part. A moins que ta mère se soit remariée après le soi-disant veuvage ?

     Cette situation commence à me dépasser. Je suis effectivement enfant unique et il n’est pas tombé dans le panneau ! Cet inconnu est un sorcier ! Je prends quelques secondes pour tenter de comprendre l’instant présent.

- Alex, tu m’écoutes ?

- Oui, je vous écoute, et plus je vous entends, moins je comprends la situation que vous m’imposez.

- Il faut le reconnaître, j’arrive comme un cheveu sur la soupe. Je déambulais dans le quartier, avec le plaisir de flâner, à profiter de ce beau temps, de l’agréable chaleur encore supportable. Puis ton visage m’est soudainement apparu. Je me suis figé sur le trottoir à en gêner les passants. Et tu comprends, mon cœur de père s’est emballé. Rien d’autre n’existait plus que toi. En quelques secondes, tout m’est revenu de notre passé commun, ta mère, toi et moi. Tous les bonheurs de cette période éclataient dans mon corps. Alors, je ne pouvais que venir te rencontrer. Tu ne peux pas imaginer tout ce qui se passe en moi depuis quelques minutes. Je lâcherais tout uniquement pour reprendre une vie de père.

- J’entends tout ce que vous me dites. C’est magnifique pour un fils qui entendrait cela. Mais j’ai bien peur de vous décevoir : je ne suis pas votre fils.

- Alex ! Tu recommences !

- Alors, apportez-moi des preuves.

     Il a décrit ma chambre avec nombre de détails. Et il m’a narré moultes moments joyeux entre nous trois, les jeux dans le jardin, les simulations de cow-boy dans le salon, les lectures du soir, les câlins pour atténuer mes chagrins, tous ces instants de plaisir qui me permettaient de vivre en toute insouciance par le sentiment de protection auquel j’avais le droit, en imaginant que ma vie n’aurait été que des parties de plaisir… Jusqu’à ce cancer qui a été plus fort que lui…

     Tout était vrai. J’avais en face de moi un inconnu qui ne pouvait être que mon père et que je ne reconnaissais pas tant il était physiquement différent de celui que j’ai connu, tellement adoré, et rageusement regretté.

     Que m’arrivait-il ?

- Eh bien Alex, tu ne dis rien ?

- Monsieur ou Papa, que dois-je dire ? Vous imaginez bien que le ciel vient de me tomber sur la tête. Ce que vous dites est vrai et mon esprit ne veut pas y croire. Ma conscience navigue entre les deux. Où est l’arnaque ?

- Il n’y en a pas Alex. Je suis on ne peut plus sincère. Il est midi. Viens avec moi, nous allons déjeuner. Je connais le restaurant de l’autre côté de l’avenue. Il est sympa et on pourra échanger à l’aise dans un lieu neutre.

- D’accord Mons…Papa. Je te suis.

     Nous empruntâmes un tunnel sombre qui nous faisait franchir l’avenue. Et dans ces ténèbres, je me réveillai.

 

     J’étais trempé. Dans l’obscurité de ma chambre, j’essayais de reprendre mes esprits. Ce rêve me revenait par bribes. Ce n’était pas la première fois. Je pense que ce retour sur le passé heureux est la manifestation d’un regret de ne plus le vivre. Et personne avec qui le partager !

     Comme j‘aurais aimé avoir une fratrie pour évoquer ensemble cette période enchanteresse !

Le comptable

 

     Par simple curiosité, j'avais décidé d'assister à la séance publique d'une audience prudhommale. La première affaire concernait un comptable. Il avait détourné des fonds de son employeur. Ce dernier l'avait donc licencié sans aucune indemnité, l’interdisant même de prétendre à des prestations chômage. Le comptable avait fait appel aux prud'hommes pour atténuer la sanction. Sa défense manquait d'arguments. Il acquiesçait ses actes et demandait au moins le maintien des prestations de chômage pour faire vivre sa famille, ses enfants et leur assurer un toit en poursuivant le remboursement du prêt de leur maison. En vain, les magistrats, après délibération rapide à huis clos, confirmèrent la sanction de son ex employeur en s'appuyant sur la gravité des faits. Au prononcé de cette sentence, je vis ses épaules descendre progressivement. Le dos se courbait. Le personnage se tassait comme s'il avait voulu rentrer dans le sol, s'y enterrer pour disparaître. J'imaginais ses arrières-pensées : il devait voir son expulsion de la maison, incapable de rembourser, sa déchéance dans sa famille et sa belle-famille, le poids des regards de sa femme et de ses enfants... Après tout, il avait voulu jouer et il s'était fait pincer. Maintenant il doit payer. Comme je n'aimerais pas être à sa place ! Dans sa chute, il entraîne une famille qui va subir l'opprobre de son entourage.

     A la sortie, sa femme ajouta à la sentence : elle venait de comprendre qui était son mari : un escroc, lui dit-elle. Elle l'injuria et lui signifia sa séparation immédiate. Je le vis chanceler par la double peine, cette dernière lui ôtant l'appui qu’il espérait. Il sort du bâtiment. Je le suis. Il se dirige vers la voie ferrée. Il s'arrête au-dessus d'un pont. Je présume qu'il a décidé de se supprimer. Que dois-je faire ? L'en empêcher, c'est évident, mais comment ? Il semble bien plus fort que moi, et sa détermination va lui donner de l’énergie. Néanmoins, je suis prêt à bondir pour tenter d'arrêter son geste. Heureusement, il s'assoie sur un banc à proximité. Pourquoi ? Il réfléchit ? Il attend le passage du train ? La ligne est peu fréquentée à cette heure-ci, mais les arrivées fréquentes de fin d'après-midi approchent. Je reste en retrait, légèrement caché par la structure du pont. Subitement, la neige survient. Je suis presque abrité. J'ouvre silencieusement mon parapluie. L’ex comptable ne bouge pas. Il s’enneige comme une statue, comme s'il cherchait à se blanchir des gestes qu'on lui reproche. Je m'approche pour lui proposer de s'abriter. Même si mon parapluie n'est pas un coin de paradis, il a l'avantage de protéger. J'arrive à le forcer à me suivre vers un lieu plus sec, ce qui présente l'avantage de l'éloigner provisoirement du saut sur les rails. On s'assoie sous un kiosque.

     Je lance :

- Vous ne semblez pas dans votre meilleure forme.

  Je connais une partie de son histoire, mais je joue au passant ignorant et empathique. J’espère quelques mots de sa part. Je m'attends à tout, du déni à un début de vérité. Que se -t-il dans sa tête ? Il cherche le moyen de s'échapper physiquement ? Il imagine la construction d'un gros mensonge ? Il se demande comment entamer son histoire ? Après un long silence :

- Pourquoi me dites-vous cela ?

     Je ne m'attendais pas à cette remarque. Il me renvoie la balle par une question. Après quelques secondes, je relance :

- On ne reste pas sous la neige juste pour le plaisir de ressembler à un bonhomme de neige...

     Avec une ébauche de sourire :

- Bien vu...

    Le sourire semble montrer que je l'ai touché. Il me laisse la charge de l'engagement véritable. Du moins, c'est ainsi que je le comprends. Le froid commence à s'installer dans mon corps. J'aimerais bien poursuivre dans un endroit chaud, mais je crains que le déplacement crée une rupture. Il faut que je rebondisse. Je garde l'humour :

- À priori, vous avez en tête autre chose que le bonhomme de neige...

- Pas faux…

Ses esquives commencent à m'énerver. Je les comprends. Je garde l'humour et je joue avec des mots qui pourraient lui parler :

- Vous auriez préféré faire un épouvantail ?

- Pas mal !

     Grrr, il a décidé de jouer aux devinettes.

- Si vous étiez un épouvantail, je ne me serais pas permis de vous approcher.

- Et je serais resté assis sous la neige.

     J'ai l'impression d'être revenu à la case départ. Mais le contact est toujours présent.

- Mais quel intérêt de rester sous la neige à se geler et se faire recouvrir d'une couche ouatée. Un pari ? Sans témoin il ne peut pas être validé...

- Un jogger n'a pas besoin de témoin pour constater ses progrès...

- La dernière fois, vous êtes restés combien de temps ?

- C'est la première fois.

     Ah ! Enfin !

- Et comment en avez-vous eu l'idée ?

     Un long moment... J'aimerais tant qu'il s'ouvre.

- J'y ai pensé quand la neige est tombée.

- Alors, vous vous êtes assis ici pour une autre raison ?

- C’est vrai. Je suis fatigué.

     J’ose :

- De la vie ?

- Exactement.

- Pourtant, vous êtes jeune !

- La déception n’attend pas le nombre des années.

     Monsieur fait du Corneille… J’ose encore :

- Et d’en faire penser que l’avenir ne mérite pas d’être vécu ?

- Vous brûlez.

- Une déception, une bêtise ?

- Les deux mon capitaine.

- Une lourdeur imposante pour vous ?

- Oui. Difficile à assumer.

- Souhaitez-vous en parler à une personne ?

- Qui ? Plus personne ne voudra de moi…

- Si personne de vos connaissances ne l’accepte, il en reste encore sept milliards sur cette terre.

- Comment choisir ?

- Par exemple, quelqu’un qui vous a déjà écouté.

- Qui m’aurait déjà écouté ?

- Une personne indifférente aux conditions climatiques…

- Qui offre son parapluie sous la neige ?

- C’est une suggestion.

     Un long silence….

- Vous seriez prêt à m’écouter ?

- Oui, si cela peut vous être utile.

- Ou pourrait se mettre au chaud ?

     Nous sommes allés dans un café où la chaleur nous a fait un bien fou et a permis à mon interlocuteur de libérer sa parole.

     Ce qu’il m’a raconté était conforme à ce que j’avais entendu au tribunal, avec quelques détails supplémentaires.

     Par notre échange, il a compris que la vie méritait quand même d’être vécue. Il avait imaginé le défi personnel de montrer aux employeurs les astuces pour se prémunir des actes « indélicats » des comptables.

     Nous nous sommes contactés de temps en temps. Il me narrait ses réussites en termes de diffusion de la « sécurité comptable ». Il avait du succès et j’en étais heureux pour lui et satisfait d’avoir évité un suicide qui n’aurait pas permis ce succès personnel dont il devait être fier. Parfois, la presse se faisait l’écho de ses actions.

     Nous nous perdîmes de vue …. jusqu’à l’entrefilet dans un quotidien local qui mentionnait le suicide d’un comptable « détourneur de fonds ».

     Il avait récidivé…

LE MONSTRE

​

   Les villageois l’appelaient « le monstre » parce qu’ils ne savaient pas dire s’il s’agissait d’un être humain ou d’une bête. Il avait bien la forme d’un être humain, la démarche d’un homme, mais sa taille était largement supérieure. Les villageois l’estimaient à plus de deux mètres et demi. Il vivait quelque part dans la nature. Personne n’a réellement vu son lieu d’habitation. Une grotte ? Il était crasseux et s’habillait de draps blancs qu’il dérobait sur les fils à linge, ce qui, la nuit, lui donnait l’apparence d’un fantôme et participait à toutes les histoires décrites par les villageois à son sujet.

   Son origine était méconnue. Par son apparence, on se doutait bien qu’il était né du ventre d’une femme. On suppose que celle-ci n’avait pas souhaité le garder, ni l’exposer, au risque de devenir une paria pour l’avoir enfanté. Elle l’avait probablement abandonné dans ces lieux qui n’étaient certainement pas le sien. Nous imaginons la douleur d’une mère qu’a dû être cet acte d’abandon, opposée au soulagement de s’en débarrasser.

   De quoi se nourrissait-il ? Personne ne le savait. Néanmoins, on lui attribuait les disparitions dans les réserves des villageois.

 

Peur dans les villages

 

   On imagine que ce monstre devait s’apercevoir de la similitude de sa morphologie avec celle des villageois. Est-ce la raison pour laquelle il tentait régulièrement une approche vers les villages ? Voulait-il opérer un rapprochement avec les humains qu’il observait ? Est-ce pour cela qu’il se vêtait de drap, tout comme les humains ?

   Mais à chaque fois qu’il approchait, les villageois l’accueillaient avec une volée de cailloux, des cris furieux et des coups de fusil tirés en l’air.

   Emprunts d’une certaine superstition, ne sachant s’il était animal ou humain, les villageois ne voulaient pas le tuer. Abattre un être humain leur aurait évidemment porté malheur. Cette crainte leur enlevait toute idée de lui ôter la vie. Et qu’auraient-ils fait de sa dépouille ?

   Mais le considérer comme leur semblable leur était inimaginable. C’était un monstre qui ne devait pas franchir l’orée des villages. Malheureusement, cela lui arrivait la nuit, caché par les ténèbres. Il lorgnait alors à travers les vitres. Lorsque les habitants des lieux s’en apercevaient, c’était la panique à l’intérieur ; des cris d’effroi retentissaient à l’idée que la maison pourrait devenir damnée d’avoir été observée à l’intérieur par le monstre. Au bruit, les voisins se terraient soudainement dans le silence et le noir pour ne pas attirer le monstre.

   Les villages concernés vivaient dans la crainte sans savoir quel parti prendre pour s’en débarrasser. Dans leurs souvenirs les plus lointains, ils n’avaient jamais entendu d’histoires de la sorte. Celle des loups et des ours étaient bien connues. Celle-ci était une première.

   Le clergé inventait de nouvelles prières et exhortait les paroissiens à les réciter quotidiennement. Il célébrait des offices demandant la protection divine. Il organisait des processions autour des villages, tout comme les chiens définissent leur territoire. Mais en vain… Parfois, les fidèles en voulaient à Dieu d’avoir pu créer un tel monstre.

Puisqu’il était différent des humains, ces derniers le considéraient dangereux par principe. Pourtant, le monstre n’avait jamais eu de gestes ni d’actions contre les villageois ni leurs biens, à quelques larcins près.

 

La science

 

   Alerté, le préfet ordonna une enquête scientifique. Des ethnologues se présentèrent dans les villages. En quelques mois de filature, d’observation, de rapprochement jusqu’au contact, ils conclurent à l’absence de dangerosité de l’être, à sa similitude complète avec les humains et surtout à l’envie de se sentir intégré dans les villages. Ils lui prêtaient même une gentillesse certaine. Les scientifiques estimèrent son âge à quinze ans, et décrivirent une force herculéenne. N’ayant jamais appris à parler, la communication n’était qu’animale, par geste et par sons.

Ils proposèrent aux villageois de l’accepter parmi eux.

 

Le monstre accepté dans les villages

 

   Bien sûr, les villageois étaient sceptiques. Mais certains comprirent que l’espoir d’une collaboration pacifique valait mieux que de nombreuses années de vie dans la crainte. Ils décidèrent de jouer le jeu proposé par les scientifiques. Ceux-ci allèrent chercher le monstre et le rapprochèrent d’un village. Les villageois purent constater sa proximité avec les chercheurs sans que celui-ci n’ait un geste offensif à leur égard. Puis les scientifiques firent en sorte de démontrer la force physique du monstre, sa capacité à soulever des charges très lourdes, à tirer un chariot agricole. Sur le visage du monstre, on put alors voir son plaisir à exécuter ces exercices, comme s’il était heureux de montrer son adaptabilité au monde humain. Puis, on lui fit manger du pain, des légumes. Les scientifiques expliquèrent que par manque d’habitude, l’alcool lui était interdit.

   C’est alors qu’un des villages le laissa pénétrer dans ses ruelles, mais surtout pas dans les maisons ! Progressivement, le monstre vit qu’il pouvait aider les villageois dans certaines tâches pénibles. Ne pouvant pas s’exprimer, il fit spontanément les gestes nécessaires et passa de plus en plus de temps à exécuter des tâches avec plaisir.

   La mairie organisa une collecte pour le nourrir tant les travaux profitaient à tout le monde.

   Voyant l’intérêt non négligeable de ce monstre, les villageois se mirent à lui demander de plus en plus de tâches, puis à devenir de plus en plus exigeants.

 

Rébellion

 

   Il se rendit compte qu’une fatigue physique s’installait. Le plaisir initial qu’il avait d’aider avait laissé la place à une lassitude alors que les humains exigeaient de lui des travaux de plus en plus longs et douloureux.

   Progressivement, Il sentit qu’il était exploité.

   Le monstre était devenu esclave…

 

   Alors, il se rebiffa.

   Il réduisit son labeur malgré les demandes incessantes des villageois. Ceux-ci, enhardis par sa gentillesse commencèrent à lui assener des coups de bâton, comme à un animal domestiqué.

   Face à la hargne des villageois, le monstre prit un instrument agricole, le jeta à terre et le détruisit. Ceux-ci s’en prirent encore plus fortement, utilisant alors des fourches pour le piquer à vif et lui faire comprendre dorénavant ses devoirs.

   Sans coup férir, le monstre s’en prit à d’autres objets qu’il détruisit également puis s’enfuit dans ses anciens pénates, retournant de temps en temps dans les villages pour y détruire quelques autres objets.

 

Epilogue

 

   Face à ces faits, dans un esprit de vengeance, les villageois organisèrent une battue dans les environs. Ce fut un massacre comme les hommes malsains en sont capables. Atteint par de nombreuses balles, le monstre gisait à terre, incapable de se mouvoir davantage, agonisant. Les chasseurs se déchaînèrent. Il leur revenait la crainte qu’il leur avait inspiré, les malédictions sur leurs habitations qui n’étaient que le fruit de leurs superstitions. Ils retenaient sa trahison alors qu’ils l’avaient accueilli et nourri. Tel était leur ressenti d’hommes cupides.

   Ils n’avaient pas compris qu’un tel être aurait pu leur être favorable s’ils ne l’avaient pas imbécilement exploité… Lui, un être naturellement bon, mais trop différent au point d’être qualifié de monstre…

APPARENTE DETRESSE

Inspiré d’un conte oriental

​

Le soleil allait pointer à l’est quand le bateau d’Alban sombra. Il nagea longtemps pour rejoindre une terre en vue. Arrivé sur une plage, il s’affala sur le sable avec l’intention d’observer prudemment les alentours. Il s’endormit. A son réveil, il ne constata aucun mouvement sur la plage. Soit il n’avait éveillé aucune attention de l’éventuelle faune locale, soit il n’y avait aucune âme animale voire humaine sur ce sol.

Il décida d’entreprendre l’exploration de son nouveau territoire en longeant la côte, le ventre vide. Pendant son cheminement, il observait la végétation du littoral. Remarquant quelques baies, il les testa avec prudence, commençant par une seule pour observer la réaction de son appareil digestif. La chance voulut qu’il accepte ces nouveaux ingrédients. Il comprit qu’il était sur une ile quand, vers la fin de la journée, il remarqua dans le sable les traces de son arrivée. Retour au point de départ de son exploration… En revanche, tout le long de son parcours, il ne constata aucune autre trace dans le sable, ce qui prouvait qu’il devait être le seul être sur l’île. A la fois rassurant pour sa sécurité physique que probablement ennuyeux pour les jours et les mois à venir.

L’ile n’était donc pas bien grande.

Pour s’occuper les jours suivants, Alban construisit un abri pour se protéger des nuits fraîches et de la pluie. Puis il passait ses journées à rechercher sa pitance et à tester régulièrement les produits de la végétation pour varier son alimentation. Il avait l’impression d’être redevenu un cueilleur préhistorique.

Cependant, Alban se languissait de cette situation, persuadé aussi que cette ile allait, hélas, devenir sa dernière demeure tant ses observations jusqu’à l’horizon marin ne lui avait jamais fait percevoir un quelconque bateau. Il avait tout préparé dans l’hypothèse d’un passage de navire dans son champ de vision : des branchages secs et une méthode d’allumage pour faire un feu immense visible à longue distance.

Un jour, un orage éclata. La foudre tomba sur son abri, l’enflamma et le détruisit entièrement.

Alban se senti totalement désespéré. Il lui fallait reconstruire cette hutte qu’il avait si bien aménagée. De rage et de désespoir, il se précipita vers le rivage dans l’intention de nager, nager, nager jusqu’à se noyer d’épuisement. Avant sa course nautique éperdue, abattu et en pleurs, il s’effondra sur le sable. Morphée le happa.

Il fut réveillé par une main qui lui secouait le bras. Trois marins l’entouraient.

  • Mais que faites-vous ici ? Leur demanda-t-il.

  • Nous avons vu votre signal de fumée…

  • Oh ! Merveilleux orage ! Tu as été ma détresse puis mon sauveur !

GLACIATION

 

Un froid intense, jamais connu jusqu’alors envahit progressivement l’hémisphère nord.

La nécessité de chauffer les habitations est de plus en plus forte et de plus en plus longue sur l’année.

Les dépenses énergétiques pèsent de plus en plus lourdement sur les budgets des ménages, sur ceux des entreprises et des administrations.

Sous les températures de plus en plus basses, la production agricole décroît, obligeant à des importations issues de l’hémisphère sud où les températures de plus en plus acceptables permettent des productions massives.

Les tarifs de denrées alimentaires (mais pas que) s’envolent.

Le torchon brûle entre les pays européens : chacun tend à conserver ses ressources et « se la joue solo ».

Des conflits naissent, nécessitant les protections militaires aux frontières.

Des échanges de tirs s’installent, conduisant à des engagements guerriers de plus en plus meurtriers entre pays européens.

Globalement, la production décroit, le moral de la population est en berne. Dans chaque pays, les écarts de niveau de vie sont de plus en plus criants conduisant certains à se servir directement chez leurs voisins sous la menace d’armes létales.

Vivre en Europe devient extrêmement difficile par l’installation d’une disette continue, d’insécurité terrorisante, de chômage incontrôlable, et de ressources raréfiées.

L’idée d’immigrer vers des pays aux conditions bien moins hostiles émerge de plus en plus.

Ainsi, nombre d’européens traversent la Méditerranée en masse pour trouver refuge en Afrique avec des conditions de vie bien plus favorables.

Mais les africains, comprenons-les, craignent cette invasion climatique. Certes, nombre d’européens utilisent raisonnablement les possibilités qui leur sont offertes dans les pays d’accueil. D’autre décident de profiter avantageusement de leurs nouvelles situation (les humains sont malheureusement ainsi faits…). Certains n’acceptent pas les normes d’accueil en voulant imposer les leurs comme ils le firent en colonisateurs quelques siècles auparavant.

A la vue de ces quelques européens racistes, certains africains crient au grand remplacement. Cela pourrait se comprendre lorsqu’on oublie toute cette masse raisonnable qui souhaite s’inclure au sein de la population existante. Certes, ce n’est pas toujours simple d’adopter une nouvelle culture, mais les esprits sains, africains comme européens, y voient une richesse.

Alors, nous voilà africains ou aparentés, heureux que les populations de ce continent accueillent avec bienveillance des peuples fuyant les conditions hostiles de leurs pays d’origine.

LE SENTIMENT SEC

 

Parfois dans le cœur il pleut des larmes :

Asséché par les privations de sentiments,

Sevré par les mercis manquants,

Exclus d’empathie,

Meurtri d’indifférence,

Mal assouvi par l’inattention…

 

Ainsi, soumis à la froideur,

Le cœur saigne,

Comme dans un hiver affectif

Figeant le flux de la sève nourricière.

 

Et derrière son masque, il est éteint,

Empli d’émotion refoulée.

Alors une partie de sa vie

Est triste comme un ciel noir.

IL OUBLIE TRES VITE

 

  • Garçon, un autre s’il vous plait.

  • Oui, M’sieur… Un autre quoi ?

  • Eh bien, la même chose.

  • La même chose que quoi ?

  • Que ce que vous m’avez servi.

  • Aujourd’hui, je ne vous ai rien servi.

  • Mais si, regardez la tasse sur la table !

  • C’est celle du client précédent.

  • Allez, arrêtez de me faire marcher.

  • Je vous assure, Monsieur, vous venez de vous asseoir.

  • Qu’est-ce que vous me racontez ? Je suis ici depuis au moins une heure.

  • C’est peut-être ce que vous croyez.

  • Non garçon, j’en suis sûr !

  • Comme vous venez régulièrement, vous voulez la même chose qu’hier ?

  • Mais non, comme il y a deux heures !

  • Je vous comprends, Monsieur. Comme vous l’écrivez sur un carnet à chaque fois, vous pouvez savoir ce que vous avez consommé hier.

  • J’écris sur un carnet ?

  • Oui, et je crois qu’il est dans votre poche extérieure droite.

  • (Mettant la main dans sa poche) Ah oui, en effet !

  • Mais comment le savez-vous ?

  • Parce que, chaque fois, je vous vois l’y ranger.

  • Et qu’est-ce que j’écris sur le carnet ?

  • Votre consommation de chaque jour.

  • Et comment savez-vous que j’écris cela ?

  • Parce que je vous le propose à chaque fois.

  • Voyons voir ce que j’ai écrit.

  • Tournez les pages, Monsieur, jusqu’à la dernière écrite.

  • Ah oui, en effet : un café. C’est ce que j’ai pris il y a trois heures ?

  • Oui, Monsieur…

….

  • Voilà votre café, Monsieur.

  • Pourquoi m’apportez-vous un café ?

  • Vous me l’avez commandé.

  • Mais quand ?

  • Il y a quelques minutes

  • Mais jamais de la vie !

  • Vous n’en voulez pas ?

  • Si. Mais je n’ai rien commandé !

  • Alors, pourquoi vous êtes-vous assis à notre terrasse ?

  • Que diable, j’avais envie de m’asseoir !

  • C’est tout ?

  • Il me semble. J’avais juste envie de m’asseoir, vous dis-je !

  • Et d’y passer un moment ?

  • Oui bien sûr.

  • Et d’y prendre une consommation ?

  • Mais pourquoi donc ?

  • Comme toutes les fois où vous vous asseyez ici.

  • Parce que je viens régulièrement ?

  • Presque tous les jours, Monsieur.

  • Vous en êtes certain ?

  • Je vous propose de regarder dans votre carnet.

  • Quel carnet ?...

LA FIN DE TOUT

 

  • Bonjour Mr Duplet. Comment allez-vous ?

  • Comme d'habitude. Sans emploi.

Comme tous les mois, Frédéric Duplet rencontre son conseiller Pôle Emploi. C'est son énième rendez-vous et son quatrième conseiller. Et à chaque nouveau conseiller, il doit de nouveau raconter sa vie. Frédéric est excédé par cette situation, par ces changements réguliers de conseillers, par les « alors ton rendez-vous avec ton conseiller ? », par son allocation de misère, sa vie sociale dézinguée, les absences de propositions valables, les formations vaines. Bref, Frédéric se sent dans « l'impasse des inutiles ». Il est aidé par les anxiolytiques, l’emploi correctement rémunéré de sa femme, la pratique du vélo qui lui permet de s'évader régulièrement, et surtout par son entourage proche, sa femme et ses enfants, qui le tiennent moralement à bout de bras. « Combien de temps vont-ils le supporter ? » se disait-il.

  Voilà cinq ans que Frédéric Duplet a été licencié économique de Platofin. Cinq ans à chercher sans cesse un emploi dans son métier d'ouvrier spécialisé, c’est-à-dire sans métier véritable. Oh ! la prime de licenciement a été correcte, selon lui, grâce à une négociation bien menée par les syndicats. Mais elle n’efface pas la rupture après toutes ces années de bonheur dans une équipe soudée, efficace, une entreprise dont les dirigeants disaient avoir le vent en poupe mais qui avaient caché la situation catastrophique.

Trois mois suffirent, entre l’annonce de l’infortune industrielle et le licenciement définitif.

Trois mois pour dire une messe invivable et prononcer l’ite missa est.

Trois mois d’angoisse pour tous les salariés : qui allait rester, qui allait partir ?

Trois mois de dures négociations avec les syndicats pour définir la quantité de partants et les règles de calcul du chèque de départ.

Trois mois de défilé chez les médecins pour supporter les situations personnelles.

Trois mois d’informations vraies ou fausses, d’hypothèses, de désinformation, d’intox par la direction, les politiques et les médias.

Trois mois de recettes supplémentaires dans les hôtels, les restaurants et les bars par la présence des journalistes et observateurs.

Trois mois de discussions familiales autour de cet événement incontrôlé.

Trois mois de fatigues provoquées par des nuits d’insomnies.

Trois mois de réponses débiles par les amis : « tu verras, tu retrouveras vite du boulot » ou « tu sais, on comprend bien ce que tu ressens »… « Eh bien non, vous ne pouvez pas ressentir quelque chose d’immense que vous n’avez pas vécu ! »

Trois mois à éviter le regard des autres pour fuir ces discussions stériles.

Trois mois à rechercher les véritables amis et proches qui vous aident au lieu de vous enfoncer.

Trois mois à supporter cette incertitude qui vous navigue entre le gris du rescapé qui laissera ses camarades sur le carreau et le noir du futur carreau sur lequel on nous déposera définitivement.

Trois mois….

Et puis, le couperet est tombé : Frédéric Duplet fait partie de la charrette.

La charrette : quelle expression ! On se représente Frédéric et ses collègues licenciés installés debout sur un chariot les menant à la guillotine sociale, le regard hagard, les mains liées dans le dos, fendant une foule silencieuse massée de chaque côté du parcours. Oui le couperet est bien tombé et sa tête a échoué dans le panier des inutiles de Platofin.

Platofin où la vie a repris avec les stigmates de cet épisode que chacun tente d’effacer de sa mémoire vive. C’est la dure vie économique des entreprises, dit-on, associée à la nécessité de gestion permettant aux rescapés de poursuivre leur vie sociale, et aux exclus d’en faire eux-mêmes leur destinée.

Mais pour bon nombre des voyageurs de la charrette, leur vie sociale est devenue une friche personnelle difficile à débroussailler. Pour Frédéric Duplet entre autres. « Nous allons vous accompagner et vous aller vite retrouver du travail » avait-il entendu de Platofin.

L’accompagnement ? Très vite, il avait compris qu’il se résumait à l’aider à écrire son CV et une lettre de motivation. C’était ensuite à lui, Frédéric, de chercher dans les domaines qui l’intéressait. « Vous comprenez, chacun possède son domaine, ses envies et ses compétences, alors on ne peut pas individualiser votre accompagnement »… « D’accord, mais je fais comment ? » se demandait Frédéric. Toute sa vie il avait été ouvrier spécialisé, depuis ses 18 ans quand il a eu son permis de conduire jusque maintenant à 47 ans. 29 ans dans la même entreprise avec le même métier dans plusieurs ateliers. Jamais il n’avait eu l’occasion de rechercher un travail. Son employeur avait toujours été satisfait, malgré son caractère bien trempé parfois source de conflits. Mais sa force de travail et son expérience était reconnue. Sauf que là, il s’est trouvé dans le mauvais atelier, celui dont on n’avait plus besoin, celui qui fabriquait pour un marché en déclin et devenu déficitaire. Avec 29 ans d’ancienneté, Frédéric faisait partie des plus anciens ; normalement, il aurait dû être un rescapé. Mais il pense que son fort caractère l’a précipité dans la charrette. Alors, avec son CV et sa lettre de motivation, il doit se débrouiller.

Une débrouille à l’activité decrescendo…

Au départ, il faisait confiance à sa conseillère Pôle Emploi qui l’avait guidée pour la lecture des annonces, dans les journaux locaux, sur internet (il se faisait aider par sa femme bien plus à l’aise sur le web), par son réseau personnel (Ah bon, j’ai un réseau personnel ? se disait-il). Elle lui fournissait aussi des pistes, des coordonnées d’entreprises auxquelles il était susceptible de proposer sa candidature. Alors, il envoyait son CV et une lettre de motivation, ou il se rendait sur place. Et classiquement, il ne recevait pas de réponse ou si peu, ce qui le décevait terriblement. « Où est le respect des personnes ? » commentait-il, en ajoutant : « On demande aux chômeurs de postuler dans de nombreuses entreprises sans retour de leur part ! Non seulement nous ne servons à rien, mais en plus nous sommes des oubliés ! » Progressivement, Frédéric se décourageait. Oh ! il a bien eu quelques entretiens, mais sans lendemain. « On vous rappellera pour vous informer de la suite » entendait-il. Jamais il n’avait été rappelé pour être informé ! Il aurait bien aimé savoir pourquoi son entretien ne lui permettait pas d’être recruté. Il ne comprenait pas que 29 ans dans la même entreprise ne puisse pas rassurer un recruteur. Trop vieux ? se demandait-il. Ou alors son caractère ressortait dans l’entretien sans qu’il ne s’en rende compte ? Ou bien les recruteurs appelaient son précédent employeur. « Oh vous savez, c’est un caractériel, pas facile à manager. Dommage parce que c’est un bosseur ! ».

« Voilà, je suis devenu un paria », pensait-il. Mon sale caractère se retourne contre moi.

« Que faire alors ? » demandait-il à ses proches. « Dois-je continuer à vivre aux crochets de ma femme ? Combien de temps l’acceptera-t-elle ? Quel regard mes enfants ont-ils désormais sur moi ? Comment en parlent-ils à leurs camarades ? Que vont-ils dire de moi à leurs futurs conjoints ?»

Frédéric est dans un trou au fond obscur où le temps pourrait s’arrêter définitivement. Sa femme et ses enfants ont désormais acté sa situation : Frédéric est toujours à la maison quand ils reviennent de leur journée. L’habitude s’est installée. Elle est devenue normale aux yeux de son entourage.

Pas pour Frédéric. Plus rien ne le retient. L’avenir n’existe plus.

Il suffit d’un geste simple.

Alors il l’exécute….

 

DICTATURE ET PATINS

 

Philippe Lobin prend son petit-déjeuner comme tous les jours. Véronique, sa femme, lui a tout préparé. Elle se veut être une femme irréprochable pour la tenue de sa maison et une aide efficace pour son mari qui accepte de respecter ce qu’elle lui impose. Pour elle, une énorme responsabilité pèse sur les épaules de celui-ci, directeur d’usine. Alors, au domicile, elle régente tous les instants de la journée.

A la fin du petit-déjeuner, Philippe Lobin prend soin de reposer ses pieds sur les patins et se dirige vers la porte d’entrée après avoir embrassé son épouse. Il quitte les patins, monte dans sa voiture de fonction et commence son parcours vers le bureau.

Alors, d’époux fidèle et obéissant, Philippe Lobin se transforme en directeur d’usine implacable.

Sur le parcours, il appelle son assistante :

  • Bonjour Monsieur de Directeur (Philippe Lobin n’admet que cette dénomination par tous ses collaborateurs).

  • Cindy, vous me convoquez dans mon bureau Gandon, Hortel et Vartois pour 9 heures. Je veux comprendre le problème inqualifiable d’hier dans l’atelier de soudure ! dit-il avec colère. Bon sang, on ne peut pas faire du bon boulot dans cette usine ? Avec ce comportement, dites-leur que j’envisage de licencier l’un des trois !

  • Je les informe Monsieur le Directeur.

Evidemment, Philippe Lobin déplore l’absence de perfection ... à part lui bien sûr. Il faut tout surveiller. La confiance est impossible.

Toujours sur le parcours, un appel de Véronique :

  • Oui, ma chérie. Que me vaut ton appel ? dit-il d’un ton mielleux.

  • Eh bien Philippe, je voulais te rappeler que nous avons les Dubois demain soir. Je t’en ai parlé hier. Tu vérifies ton agenda s’il te plaît.

  • Oui oui, ne t’inquiète pas. Je l’ai bien inscrit et je t’ai promis de ne pas programmer de réunion en fin d’après-midi demain soir.

  • Tu es sûr ?

  • Oui ma chérie. Je sais que tu veux ma présence lors de leur arrivée.

  • N’oublie pas de le vérifier quand même !

  • Bien sûr ma chérie.

Puis Philippe Lobin arrive sur sa place réservée, à droite de l’accueil, ce qui lui permet d’optimiser le trajet pédestre depuis sa voiture vers son bureau, sans avoir à la contourner : il tient à montrer tout signe d’efficacité auprès de son personnel.

Mais, horreur ! il constate un cariste à l’arrêt dans la cour de chargement. Pour lui, un employé sans activité est une improductivité pendant laquelle le salaire est payé inutilement ! Philippe interpelle l’intéressé et, colérique, lui signifie cette incongruité, n’oubliant pas de lui préciser qu’il en parlerait au chef de l’expédition. Il imaginait même utiliser ce constat pour évoquer la réduction d’effectif de ce service.

Enfin, Philippe Lobin rejoint son bureau en inspirant l’habituelle crainte auprès de tout le personnel qu’il croise, de Valérie à l’accueil jusqu’au chef de service qui s’efface pour avoir le contact le plus réduit possible à un juste et inévitable « Bonjour Monsieur le Directeur », évidemment sans réponse de ce dernier.

Au passage dans le bureau de Cindy, son assistante, il entend le « Rebonjour Monsieur le Directeur » réglementaire, et sans un regard, lui demande de s’assurer de la présence de Gandon, Hortel et Vartois à l’heure dite, sans se soucier de leur disponibilité, et tout en sachant que son ordre ne sera pas transgressé.

A neuf heures moins cinq, Sébastien Gandon, chef de production, Benjamin Hortel, responsable assurance qualité, et Alexandre Vartois, chef de la maintenance, se tiennent prêts dans le bureau « antichambre » de Cindy. Bien évidemment, les trois collègues se sont concertés sur les propos à tenir pour éviter de tomber dans le classique piège de la division régulièrement utilisé par leur patron. Mais le comportement colérique et lunatique de ce dernier nécessite la vigilance de chaun, et éventuellement prêt à lâcher ses collègues en cas de tsunami caractériel.

Benjamin Hortel, le plus proche de la porte, sur un regard approbateur de Cindy, frappe sèchement à la porte du bureau, mais sans trop d’énergie pour éviter d’accroître l’énervement naturel de leur patron.

  • Entrez bon sang ! Et dépêchez-vous de vous installer, complète-t-il lorsque s’ouvre la porte, je n’ai pas que vos erreurs à m’occuper ! Bon Gandon, dites-moi ce qui s’est passé hier. Soyez brefs ! Je n’ai pas de temps à perdre. Pas comme ce cariste qui glandait ce matin dans la cour des expéditions !

  • Monsieur le Directeur …. Visiblement, habitué à cette méthode, Sébastien Gandon déroule son bref exposé.

  • Evidemment, je suppose que tout cela nous coutera cher en pièces perdues, en machine sans production. Hortel, qu’en est-il des risques clients ?

  • Aucun, Monsieur le Directeur, ils ne sont pas informés, et il n’y aura pas de rupture de livraison.

  • Alors, Vartois, qu’est-ce que vos gars ont encore manigancé pour que la machine tombe en panne ?

  • Vous le savez bien, Monsieur le Directeur. Ce n’est pas dans leur esprit de mal faire leur travail, lui répond Alexandre Vartois, dont la proximité de la retraite et son expérience incontestable lui permet d’oser ce type de réponse, tout en restant précautionneux sur l’image de son service.

  • Foutaises Vartois ! Je suis sûr qu’il y a plein d’incompétents dans votre service. Il n’y a qu’à voir les taux de panne des ateliers pour constater qu’ils glandent. Ils feraient mieux de réfléchir avant d’agir. Certains seraient-ils illettrés ou décérébrés ? Bon Vartois, revenons à notre sujet. Dites-moi bon sang ce que vous avez mal fait et ce que vous pensez faire dorénavant, si cela est dans les capacités de vos gars !

  • Monsieur le Directeur … Alexandre Vartois reprend une par une les actions menées par ses équipes, la pièce défectueuse de façon imprévisible, et les mises en place de surveillances complémentaires.

  • Imprévisible, Vartois ? Tout est prévisible !

  • C’est la première fois sur ces machines depuis qu’on les a, Monsieur le Directeur.

  • Bon assez perdu de temps. Vartois, quand la machine va-t-elle redémarrer ?

  • Ce soir pour l’équipe de nuit, Monsieur le Directeur.

  • Donc, je suppose qu’elle redémarrera demain. Je n’ai pas confiance dans vos pronostics.

  • On en reparlera demain, Monsieur le Directeur.

  • Bon, j’ai perdu assez de temps avec vous. La réunion est terminée, vous pouvez sortir immédiatement.

  • Bien monsieur le Directeur, répondent-ils en chœur en se levant soulagés par une fin de réunion en demi-teinte. Ils quittent le bureau, toujours aussi peinés de l’inhumanité de leur patron.

Philippe Lobin retourne s’assoir à son bureau, particulièrement satisfait d’avoir pu encore une fois affirmer son autorité. Cela fait partie de ses doses quotidiennes dont il ressent le besoin et sans lesquelles il aurait un sentiment d’inutilité. N’a-t-il pas été embauché pour rattraper tout ce qui se passait mal dans cette usine ? Aaah, comment tournerait cette usine sans lui ?

Un appel de de Véronique.

  • Oui ma chérie, tu as quelque chose à me dire ?

  • Effectivement, j’avais oublié de te demander de revenir vite ce midi car je dois repartir très tôt après le repas, et je tiens à être à l’heure à mon rendez-vous chez la manucure.

  • D’accord ma chérie, tu peux compter sur moi. Tu le sais bien. Sois tranquille.

Le reste de la matinée se déroule avec moult appels téléphoniques internes, injonctions classiquement désagréables auprès de ses collaborateurs, échanges téléphoniques obséquieux avec les clients, des ordres à Cindy qu’il utilise comme courroie de transmission. Pour Philippe Lobin, il s’agit d’une matinée normale, inflexible dans sa dureté humaine.

11h30 arrive à grands pas. Il se dirige vers sa voiture sans un regard ni vers Cindy interrogative sur son départ précoce, ni vers toute autre personne sur son passage. Il utilise son trajet vers son domicile pour déconnecter de sa dictature managériale et se rebrancher sur sa servilité maritale.

 

  • Bonjour ma chérie, lança Philippe Lobin aussitôt entré dans le vestibule, tout en posant ses pieds sur les patins et retirant son pardessus.

  • Bonjour ma chérie relança Philippe en entrant dans la cuisine. Tu ne m’avais pas entendu, mon cœur ?

  • Oui, mais tu vois bien : je suis occupé par la cuisson de la viande.

  • Tu remarqueras que j’ai un peu d’avance sur l’horaire que tu m’avais imposé.

  • Effectivement, c’est ce qui me permettra d’être sereinement à l’heure chez ma manucure. C’est important pour moi !

  • Eh bien, on peut déjeuner quand tu veux.

  • Alors assieds-toi et ne me retarde pas s’il te plait.

  • Bien sûr ma chérie.

 

Aucun cariste n’est dans la cour à son retour. Ceux-ci s’étaient informés le matin même de l’intérêt d’éviter cette zone à ces moments de la journée… quitte à désorganiser momentanément le service.

 

L’après-midi fut classique, dans la même tonalité du matin et des autres journées lorsque Philippe Lobin est présent sur les lieux : la crainte inspirée à tous par sa capacité à stresser imbécilement ses collaborateurs.

Quelle décontraction pendant ses absences ! Mais personne n’est réellement serein pendant ses congés (il est capable de revenir pour des visites surprises) ou lors des rendez-vous extérieurs (il lui arrive de décommander au dernier moment).

La fin d’après-midi venue, Philippe Lobin s’en retourne à son domicile.

 

Après le repas du soir, Véronique décide de regarder un film à la télévision. Philippe Lobin acquiesce par principe. Ils s’installent dans le salon. Pendant une publicité, son épouse lui pose une question :

  • Dis, mon chéri, es-tu heureux avec moi ?

  • Bien sûr ma chérie. Totalement heureux.

 

Mais qu’en pensent ses collaborateurs … ?

LA GUERRE DES VILLAGES

 

Parfois, le hasard fait bien les choses…

 

Pour diverses raisons historiques, deux villages limitrophes – Abar et Buson – belligéraient depuis plusieurs décénies. Impossible d’organiser une rencontre sportive entre les deux clubs : les joueurs et les spectateurs en seraient très vite venus aux mains. Aucun arbitre n’aurait accepté la mission.

Dans les bals et les manifestations, la présence d’abarois interdit celle de busonnais et inversement.

De même, au sein du lycée commun, des échanges musclés animaient parfois les récréations. Les proviseurs successifs étaient impuissants à apaiser des esprits aussi échauffés.

Dans ce climat lycéen, deux adolescents presque adultes s’étaient épris : Faustin de Buson et Emma d’Abar considéraient que leur attirance mutuelle était plus forte que les intolérances entre les deux villages. Le contexte et la crainte de déclencher un tsunami d’hostilités les obligeaient à cacher leur amour aux yeux de tous. Jusqu’en terminale, leurs savants subterfuges évitèrent tout regard sur leur passion. Le bac en poche, ils choisirent tous deux la formation universitaire introuvable dans la région et purent vivre bien plus facilement leur idylle sur les bancs d’une faculté lointaine.

Leur diplôme obtenu, la lourdeur des cachoteries leur pesait terriblement, et l’impossibilité de partager leur amour avec leurs familles leur devenait désagréable. Et après tout, leurs parents avaient le droit de connaître leurs futurs petits-enfants.

Le même jour, à la même heure, Faustin et Emma informèrent leurs parents respectifs sur leurs huit années d’une passion qui ne laissait aucun doute sur sa pérennité.

Evidemment, les parents commencèrent par évoquer la trahison, la honte dans le village, pensant même au rejet de la progéniture qui a pactisé avec le diable.

Mais après quelques semaines de fureur, de difficulté à accepter cette information indigeste, les parents reconnurent l’incapacité de se passer de leur propre enfant. Alors, la vindicte se déplaça sur l’autre. Eh oui, c’est à cause de l’autre que cette situation s’est installée. C’est lui (elle) qui l’a soudoyé(e). Mon enfant est un être parfait ! Il (elle) n’a pu succomber que par un stratagème de l’ennemi, probablement aidé par la bande rivale. Quelle injure suprême !

La querelle entre les deux villages reprit de plus fort. Le conseil municipal de chaque village tint une séance extraordinaire. Tout y passa :

  • Cet(te) enfoiré(e) qui s’est épris(e) de l’autre, il faudra bien qu’il(elle) paye un jour !

  • Ces salauds qui ont soudoyé le nôtre, ils vont comprendre notre haine !

  • Mettons le feu à la mairie adverse !

  • Défilons la nuit bruyamment dans leur village !

Mais aussi :

  • De quelles représailles sont-ils capables ?

  • Que va en penser le préfet ?

  • La gendarmerie connaît-elle notre situation ?

Et plus raisonnablement :

  • Et si on trouvait un terrain d’entente ?

  • Et toi, le maire, si tu allais voir ton confrère ? Après-tout, cela fait trois générations qu’on se bat. Est-ce toujours nécessaire ?

 

Les deux maires se rencontrèrent donc en terrain neutre. Ils se connaissaient, se côtoyaient dans les réunions d’arrondissement ou départementales, en prenant bien soin de s’éviter. Pendant l’échange, la tension restait forte. Les reproches réciproques pleuvaient. Progressivement, leurs propos s’adoucirent et ils finirent par se serrer la main, geste impossible auparavant, mais représentatif d’une volonté d’en découdre de cette querelle. Mais comment ?

Leur idée fut d’organiser un combat loyal entre les deux villages. Un combat physique où le risque de blessure est exclu. Les deux maires espéraient un ex-aequo qui mettrait fin à cette situation devenue de plus en plus ubuesque dans ce monde moderne. Le principe : trois combattants de chaque village, équipés chacun d’une corde légère de deux mètres doivent tenter d’immobiliser l’adversaire en lui liant les deux chevilles. Le village gagnant est celui qui réussit à lier les trois concurrents adverses simultanément.

Un village limitrophe prêta son terrain de sport pour cette confrontation. Les deux maires avaient enjoint leurs administrés spectateurs (uniquement vingt par village) de garder leur calme pendant le combat, sans négliger d’encourager leurs combattants. Par précaution, des secouristes étaient présents.

Dès le début du combat, la confusion régna vite. Chacun tentait de maintenir les chevilles de l’autre qui exécutait les mêmes mouvements de son côté. Les nœuds se faisaient, puis se défaisaient. Régulièrement, il fallait recommencer, trouver de nouveaux liens. Au bout de trente minutes, la fatigue se faisait sentir. Les gestes étaient moins rapides jusqu’à ce que Buson réussisse à lier savamment et ensemble deux adversaires d’Abar qui semblaient bien embarrassés pour s’en défaire. Les trois de Buson presque indemnes de liens pouvaient donc facilement immobiliser le seul restant d’Abar, pensant ainsi leur victoire assurée. Le rescapé d’Abar comprit vite son sort. Il se releva rapidement pour s’éloigner de ses trois adversaires. Il courut vers l’extrémité du terrain, immédiatement poursuivi par ses adversaires qui partirent en défaisant plus ou moins rapidement leurs liens mal ajustés.

Comme il semblait refuser le combat, les spectateurs adverses crièrent au lâche, à la mauviette qui ne souffrait pas la défaite. Les abarois furent déçus de l’attitude de leur compagnon. Certains envoyèrent des SMS dans leur famille pour hurler au traitre, à la honte du village.

En se retournant dans sa course, l’abarois constata le dégroupement de ses trois adversaires à sa poursuite et décida de leur faire face et ainsi de les combattre au fur et à mesure de leur approche. C’est ainsi qu’il put les neutraliser l’un après l’autre, donnant la victoire à son village.

Les abarois louèrent son coup de maître par sa stratégie d’éloignement quand les busonnais relataient uniquement un coup de chance dans sa fuite. Le plaisir chez Abar, le scandale vu par Buson.

Chacun retourna vers son clocher.

Était-ce réellement un coup de maître ? L’intéressé questionné le qualifiait de stratégie. Le résultat était là pour en témoigner. Mais nombre d’abarois sentaient que les propos ne reflétaient peut-être pas la réalité. N’était-ce pas une fuite réelle puis une opportunité inopinée ? Au moins peut-on lui faire crédit d’avoir su exploiter favorablement sa fuite. Toute cette gloire est peut-être imméritée.

 

Informés du résultat et des sentiments partagés entre la réussite, l’échec ou le doute,Faustin et Emma proposèrent à leur deux familles d’exploiter positivement cette situation pour étouffer le conflit ancestral : l’accord sur une formule sportive, la loyauté du combat, l’absence de blessures, la bonne tenue des spectateurs pendant la rencontre, une durée de combat qui montrait une quasi égalité des deux équipes : n’était-ce pas la démonstration de la capacité des deux villages à s’accorder plutôt que de rester divisés ?

​​

Un an plus tard, Faustin et Emma se marièrent dans le village de la rencontre, en présence des mêmes spectateurs du combat qui lancèrent des hourras communs à la sortie de la mairie, sous une pluie de riz et de pétales de roses.

Mais restera toujours le doute : était-ce une fuite ou une stratégie ?

LA CUVE

 

- Sors-moi de là s'il te plaît !

- Et pourquoi donc, Boris ?.

- Mais Natacha, je vais me noyer !

 - Supposons que tu te noies dans cette bouillie, ne serait-ce pas justice ?

- Pourquoi justice ?

- Parce que cette bouillie représente ton addiction.

- Mais je n'ai pas pied !

- Tu es un excellent nageur, il me semble.

- Je l’étais il y a 15 ans.

- C'est comme le vélo, cela ne s'oublie pas.

- Certes, avec la forme physique en moins, Natacha.

- Ah la forme ! Et pourquoi a-t-elle diminué ?

- L'âge, Natacha, l'âge.

- Tiens donc. Par contre, l'âge ne t'a pas fait réduire ta capacité à la descente. Je ne parle pas de ski, tu m'avais comprise….

- Je pense que je t'ai comprise. Mais sors moi de là, s’il te plaît. La situation n'est pas saine.

- Ah bon ! Tu ne la trouves pas saine ?

- Écoute, Natacha, les bonnes plaisanteries ont une fin. Je me suis fait avoir, d'accord. Tu as pris plaisir à me bousculer pour me faire tomber dans cette infâme liquide. Maintenant, s’il te plait, tu m'aides à m'extraire de la cuve.

- Infâme, as-tu dis ? Tu te rends compte de l'incongruité de ce mot venant de ta bouche ; de ton gosier, aurais-je dû dire ?

- Je crois que oui. S'il te plaît Natacha !

- Tu crois ?

- J'ai bien compris où tu veux en venir. J'entends la leçon que tu veux me donner.

- Ah nous y voilà. Tu devrais être enchanté dans ce liquide !

- Enchanté n'est pas le bon mot.

- Pourtant voilà quelques années que tu l'apprécies.

- Je le reconnais.

- Et ?

- Et quoi ?

- N'aurais-tu pas envie d'en tirer une conclusion ?

- Que le liquide dans lequel tu m'as fait basculer est représentatif d'une consommation personnelle ?

- Bravo ! Tu brûles.

- Si je brûle, je ne pense pas avoir autant consommé !

- C'est ce que tu penses ?

- Il me semble bien.

- En tant que comptable, tu dois savoir calculer…

- Exact, je me trompe rarement.

- Et tu sais effectuer des estimations…

- En effet

- Tu as une idée de la contenance de cette cuve, il me semble ?

- De l'ordre de 10 mètres cubes, je crois.

- Pas mal !

- Et tu voudrais me faire croire que ce volume correspond à ma consommation ?

- Cela t'étonne ?

- Il ne faudrait pas exagérer…

- Exagérer ta consommation ou ce volume ?

- Ma consommation. Elle est exagérée !

- Alors, on fait le calcul ?

- Est-ce nécessaire ? J'ai l'impression que je dois te croire.

- C'est toi qui décides.

- Si je ne te crois pas, je reste dans cette mélasse ?

- Exactement.

- Alors je te crois.

- D'accord, mais j'attends d'autres choses de toi…

- Quoi donc encore ?

- Pourquoi encore ?

- Je pensais que c'était terminé.

- Tu as compris que je suis la décideuse !

- J'en ai bien l'impression.

- Alors tu as deux solutions.

- Lesquelles Natacha ?

- La première : tu veux continuer ta consommation. Je t’abandonne alors à ton sort présent.

- La deuxième va m’intéresser, je crois.

- Tu décides d’arrêter l’alcool et je te sors de cette cuve.

- Je choisis cette option.

- Ce n’est pas une option Boris, mais un engagement que je vais te demander.

- Je te le jure, Natacha, je te jure de tout faire pour échapper à mon addiction.

- Jurer, c’est une chose. S’engager en est une autre.

- Mais que veux-tu que je te dise ? Je voudrais sortir de cette situation s’il te plaît !

- De quelle situation parles-tu ? La cuve ou ton addiction ?

- La cuve que je ne peux plus supporter.

- Tu ne peux plus supporter la cuve ou son contenu ?

- Les deux Natacha.

- Bon ! Si je comprends bien, le remède commence à agir. Tu vas bientôt sortir de la cuve, Sacha.

- Heureux de l’entendre.

- Pour cela, j’ai besoin d’entendre les résolutions que tu appliqueras. Je t’écoute…

- Nathalie, je prends l’engagement devant toi d’arrêter la consommation de l’alcool.

- D’accord Sacha, je te lance la corde à laquelle tu pourras t’accrocher pour sortir de cette cuve.

- Merci Natacha. Je savais que je pouvais avoir confiance en toi.

- Allez, attrape la corde.

…..

- Natacha, la corde a lâché, laquelle as-tu prise ?

- Probablement une corde sensible à l’absence de sincérité de ton engagement…

- Tu l’as fait exprès, Natacha. J’avais confiance en toi.

- Toi, peut-être, mais la corde, elle, non.

- Mais que dois-je dire ?

- Probablement quelque chose de plus sincère. Je vais t’enregistrer avec mon téléphone. C’est peut-être ce qui manquait : un engagement que je pourrai toujours te faire réécouter, au cas où tu déciderais de ne pas le respecter… A toi, Sacha.

- Natacha, solennellement, je te promets d’arrêter de consommer de l’alcool et de tout mettre en œuvre pour y parvenir.

- Eh bien, voilà… Maintenant, attrape la bonne corde….

L’ATTENTE

 

Vendredi, 16 heures.

La dernière sonnerie de la semaine retentit. Fin des cours. Je peux enfin retourner à la maison. Il ne me reste plus qu’à attendre un chauffeur charitable. Qui ? je ne sais pas. Je ne sais jamais. Mes parents, rarement. Ils ont trop d’occupations professionnelles. Un frère ou une sœur ou un beau-frère, ou une belle-sœur. Dans la famille, nous sommes nombreux, certains sont déjà mariés et installés. Il y a le choix. Trop de choix. Chacun pense que c’est l’autre qui se chargera de venir récupérer le petit frère. Et très généralement, c’est une occasion pour faire des courses dans la grande ville ou aux alentours. J’attends. Je ne sais rien de l’organisation. Serai-je pris en dernier après les courses, ou avant les courses ? Ensuite, il restera trente minutes de trajet vers la maison.

 

16h10

Une bonne partie des élèves ont été récupérés par leurs parents qui les attendaient. Il leur a suffi de franchir le portail et de monter en voiture. Très souvent les mêmes, les plus chanceux, qui ne connaissent pas la certitude d’une longue attente.

 

16h30

Quelques élèves patientent encore avec moi. Pas toujours les mêmes. Ils s’inquiètent. Pas moi. Du moins, pas encore. C’est tellement habituel. Mais une habitude si pénible…

 

17h00

Généralement, je suis le seul à attendre. Des professeurs attardés s’échappent de l’établissement. « On n’est pas encore venu te chercher ? – Non Monsieur, mais ça ne devrait plus tarder ». C’était ma réponse. Un mensonge pour dissimuler la blessure ressentie.

 

17h30

Je suis encore le dernier. Le seul à attendre, à piétiner. Je pourrais utiliser ce temps pour réviser, commencer les leçons du week-end. Mais l’école n’est pas mon fort. Je n’en ai aucune appétence. Lire ? Non plus. Je n’ai aucun ouvrage dans mon cartable ; et de toute façon, l’envie de me plonger dans un roman ne m’est jamais apparue. Je préfère les activités manuelles, avec des outils dans les mains. Créer, façonner…

Je guette les bruits de la rue. L’approche d’une voiture me fait tourner la tête pour vérifier que ce n’est pas pour moi. Ce serait étonnant. Trop tôt pour être vrai…

 

18h00

L’ennui habituel se poursuit. Je parcours la cour dans tous les sens. Depuis toutes ces attentes, je la connais par cœur. Le moindre trou, la moindre bosse sont mémorisés. Du pied, je repousse des gravillons, je les regroupe, je les étale, je dessine des formes. Il faut bien que je m’occupe. Avec les plus gros, je joue aux osselets, ou aux billes en visant un point précis.

Je deviens de plus en plus attentif aux bruits de la rue. Ils devraient bientôt arriver, maintenant. Il ne faut pas exagérer, quand même !

Pourquoi n’aurais-je pas le droit un jour à une belle surprise ? Celle où on viendrait me chercher à la sortie des cours. Avant 16h30 par exemple après que mon « chauffeur » ait effectué toutes les courses et ainsi repartir directement à la maison. Un rêve inaccessible…

A la place, une envie de pleurer sur mon sort. L’éternel dernier. Parfois des sanglots d’abandon pointent, quelque fois étouffés par l’agacement de cette situation.

 

18h15

Toujours personne. Bon, cela m’est parfois arrivé d’attendre aussi longtemps. Mais cela devient rageant ! Pourquoi ce traitement ? Qu’ai-je fait pour être aussi délaissé ? Celui qui compte après tout le reste. Comme la dernière roue du carrosse.

 

18h30

Là, c’en est trop. Serais-je oublié ?

Démoralisé, je prends mon courage à deux mains. Je vais chez le gardien pour téléphoner à la maison et m’enquérir du nom et de l’horaire de mon « chauffeur ».

 

« Oh ! …. On t’avait oublié ! Philipe part te chercher tout de suite ….»

Encore trente minutes d’attente.

Puis trente minutes de trajet.

Et à l’arrivée…. Aucune excuse.

 

Désormais j’ai la certitude que je compte pour si peu….

SOLEIL FROID

 

José est dépité.

Voilà un an qu’il galère au chômage.

Il a bien eu quelques entretiens, mais le recruteur était toujours désolé...

José est un professionnel. Quinze ans d’expérience, c’est quand même une somme de connaissances, un savoir-faire ancré !

Les échanges avec les recruteurs sont cordiaux, prometteurs. Hélas, il n’est jamais retenu.

Que lui arrive-t-il ?

Il y a aussi le divorce avec Babette, deux ans avant son licenciement. Un énorme coup dur pour José. Il était heureux avec sa femme et ses deux garçons qui adorent le foot comme lui.

Un divorce, puis un licenciement, et le voilà au sol.

Le divorce, parce que José passait trop de temps à son travail et dans son club de foot. Le licenciement, parce que le divorce l’a désorienté au point d’affecter la qualité de son travail.

L’avenir ? Probablement avec les minima sociaux et la honte de ses fils qu’il voit deux fois par mois … et qui s’éloignent progressivement.

Un avenir ultra noir.

Il lui reste le foot. Mais il reproduit les mêmes états d’âme que dans son précédent emploi. Il est présent physiquement. Son esprit est ailleurs. Ses collègues du club eux aussi lui font des reproches de plus en plus clairs. Il n’y est plus le bienvenu, évincé.

José est aveuglé par ce soleil froid qui gèle les sentiments, efface les sourires et ravive continuellement les douleurs.

Divorce, licenciement, éviction, avenir noir. Divorce, licenciement, éviction, avenir noir. Divorce, licenciement, éviction, avenir noir….

Rien n’arrête le cycle infernal.

José ressasse, ressasse, ressasse…

Il peste, il cogne, il s’impatiente, il rumine, il fustige, il se désespère, il en veut à la terre entière.

Tout est négatif. Le soleil froid fabrique une ombre que José ne voit pas, ou ne veut pas voir, ou la croit-il encore plus froide ?

Pourtant, cette ombre pourrait lui apporter des solutions.

Mais, quand il fait froid, qui irait se réfugier à l’ombre ? Qui penserait de l’éclairer ?

Ah ce soleil froid qui aveugle José, l’oblige à progresser à tâtons et l’empêche de remarquer les voies parallèles plus prometteuses.

Dans une de ces voies, il y a son passé professionnel, la reconnaissance de ses pairs, les satisfactions de ses clients, son rôle de tuteur des nouveaux arrivés.

Dans une autre, il y a son activité sportive depuis ses douze ans, sans relâche, les performances de son club, l’esprit d’équipe, les enseignements des échecs.

Dans une autre encore, il y a l’amour pour sa famille, l’accompagnement de ses garçons avec de beaux résultats scolaires.

Mais tout cela est dans l’ombre de ce soleil froid. Pour José, seules comptent les dernières années, le triple échec retentissant de son divorce, son licenciement et son éviction du club. Même en entretien, il ne peut s’empêcher de l’évoquer, trop longuement. Il sait qu’en parler aide à faire le deuil. Mais est-ce le bon endroit ?

Alors, José se croit constamment ébloui par le soleil froid….

JE SAIS QU’ILS SAVENT

 

Je suis né de père inconnu.

Inconnu, vraiment ?

Pour moi, oui puisque sa disparition est antérieure à ma capacité de souvenirs. De ce fait, je ne connais que les quelques bribes historiques entendues ici et là.

Je peux dire qu'il a existé : une personne masculine a indéniablement contribué à mon existence : un père biologique. Est-ce le même que celui inscrit sur mon acte de naissance ? Est-ce le même que celui des photos qui m'ont été présentées comme étant celles de mon géniteur ?

Ne suis-je qu’un frère utérin ?

Que dois-je croire ?

A priori, ce père soit-disant commun à ma fratrie n'est pas inconnu de mon entourage proche qui a toujours dédaigné me le décrire sauf comme un être génial tant regretté.

Pourquoi un personnage formidable n'est-il pas relaté ?

Qu'aurait-il fait pour le taire à ce point ?

Qui est-il donc ?

Pourquoi ce silence pesant ?

Me cache-ton une information explosive ?

Une honte ?

Est-ce un escroc ?

Aurait-il agi immoralement ?

La volonté de celer cette histoire autorise de nombreuses hypothèses, particulièrement celles justifiant cette abstention mémorielle…

 

 

Voilà, je n'ai pas le droit de savoir, provoquant un trou béant dans une histoire où je suis apparu, espérant être quand même le résultat de l'amour de deux êtres.

Devrais-je un jour disparaître à jamais prisonnier de cette privation ?

 

Je ne sais toujours pas, mais je sais qu'ils savent...

MALTHUS, FEMINICIDE

 

Il y a deux ans, Malthus, mon mari, m’a assassinée. Il n’a pas supporté ma rébellion contre ses coups et ses brimades répétées et la menace de porter plainte après dix ans de calvaire. Il a été plus rapide que moi. Dans la nuit, il m’a tenue sous l’oreiller jusqu’à ce que je ne respire plus.... Sur la foi des témoignages de ma fille et de certains amis qui commençaient à remarquer la situation branlante de notre couple, les enquêteurs ont été convaincus de la culpabilité de Malthus. Ce matin, commence son procès.

Que de monde !

Des journalistes, évidemment. L’affaire avait fait grand bruit dans notre bourgade : un notaire coupable d’assassinat de sa femme ! Même chez les gens bien, disait-on…

L’avocat de Malthus qui va tout faire pour convaincre le jury de l’acquitter. Il fait son boulot, c’est vrai. Mais quand même, il faut aussi penser aux victimes qui restent. Moi, je suis au chaud (après avoir été refroidie…).

Ma fille Anaïs, en noir. Elle est magnifique. Ah ! comme j’ai toujours été fière d’elle, et elle me le rendait bien. Nous étions complices. Sauf que j’ai tout fait pour lui cacher mon calvaire. Je ne voulais pas la perturber avec ces histoires d’adultes. Elle avait seize ans quand ma vie s’est arrêtée. Maintenant, elle en a dix-huit. Cet événement l’a endurcie. Elle était déjà très mûre pour son âge, et je voyais bien qu’elle commençait à remarquer certaines choses ; elle ne me disait rien, mais je la sentais encore plus proche. Normalement, l’adolescence crée des tensions entre parents et enfants, des éloignements provisoires. Ce fut le cas avec son père et l’inverse avec moi. Comme si elle gérait un équilibre entre les deux comportements. Elle voyait bien de temps en temps les attitudes négatives de son père, et je la sentais prendre ma défense, tout en étant précautionneuse. Il y avait du subliminal dans son comportement et je ne savais pas s’il fallait l’interpréter comme un appel du pied ou une tentative de calmer le jeu malsain.

Mes parents entourent Anaïs qui en a bien besoin, même si elle se croit forte. Ils sont encore effondrés de ma perte. Eux aussi, je ne les avais pas informés de la dégénérescence de ma situation maritale. Par certains de leurs propos, je voyais bien qu’ils se posaient des questions. Mais j’esquivais régulièrement, espérant qu’ils imaginent une situation normale mais fatigante pour moi. Ce fut un choc pour eux de découvrir mon corps inerte sur le lit. Ils avaient la clé de la maison. Personne ne répondait à leurs coups de sonnette. Ils sont entrés et vous imaginez la suite… J’ai été stupide de ne pas les informer. Mais ce mariage était un échec pour moi. Ils n’y avaient aucune responsabilité. Malthus, c’est moi qui suis allée le chercher. Moi seule. J’étais folle de lui, trop folle, aveugle de son autre personnalité, de son égoïsme, du macho dans sa définition la plus abjecte.

L’avocate d’Anaïs est aussi celle de mes parents. J’espère qu’elle aura les bons arguments pour défendre ma chérie de fille et mes amours de parents. Ce ne sera pas simple pour eux : je n’ai pas été expansive pendant toutes ces années horribles. Ma volonté de tout cacher et de prendre sur moi se retourne maintenant contre les miens. Mais voilà, c’est fait. Je ne peux plus revenir en arrière. Anaïs et mes parents doivent m’en vouloir et je n’ai aucun moyen de leur communiquer quoi que ce soit. De toute façon, cela ne pourrait pas être pris en compte par le tribunal, faute de preuves.

Et puis mes amis sont présents, placés derrière Anaïs. Elle peut aussi compter sur eux. Ils ont toujours été adorables pour elle et mes parents. Eux aussi émettaient un doute sur notre couple. Quand nous étions tous ensemble, leur regard vers Malthus, l’intonation de leur voix exprimait un éloignement progressif. Quelle différence de comportement lorsque mon mari était absent : chaleur et amitié profonde. J’imagine qu’ils témoigneront aussi.

Mes anciens collègues de travail également ont tenu à être présents. J’espère qu’ils seront aussi interrogés par le tribunal. On s’entendait bien. Ils observaient mon état de fatigue, mais cela ne leur permettait pas de tout comprendre. Depuis, ils ont découvert les morceaux du puzzle qui leur manquaient…

Manifestement, les miens sont bien entourés. J’ai au moins réussi cela : créer un environnement favorable qui me permettait de tenir face à mon bourreau de mari. Ma vie aurait été un véritable plaisir s’il avait été un personnage normal, aimant, affable, comme nombre de maris.

Evidemment, mes beaux-parents et mon beau-frère sont présents pour épauler l’avocat de la défense. Ah ! Eux aussi ont été bernés par Malthus dans son double jeu du bon fils, la partie visible, et de la brute avec sa femme. Le fils qui a réussi, le grand frère à suivre en exemple. Voilà l’image qu’il reflétait chez les siens. Je ne leur en veux pas. Il aurait aussi fallu que je leur raconte mon calvaire. Mais ils ne m’auraient pas cru. Une enfance studieuse, un comportement exemplaire, une volonté d’aboutir à ses fins, un sens du partage avec les autres. Tout participait à l’image idyllique. Le fils parfait. A leurs yeux Malthus ne possède aucun gène criminel. Un saint en quelque sorte. Et pourtant…

Quelques membres de son club se sont aussi proposés pour témoigner en sa faveur. Normal, sa considération était à la hauteur de ses engagements. Il était présent dans toutes les actions de bienfaisance, autant pour les récoltes de fonds destinés aux handicapés de l’arrondissement que pour les œuvres sociales aux plus démunis. Malthus ? L’engagé sans retenue, disaient-ils, le « scout » toujours prêt. Peut-être était-ce sa BA pour expier son comportement à mon égard ? Engagé pour les autres, et enragé contre moi.

Et puis il y a les curieux, les voyeurs, ceux qui attendent une révélation, un craquage de ma fille ou de mes parents, une altercation mémorable ; ceux qui pourront dire « j’y étais » et s’en glorifieront, comme un fait de guerre, qui prendront parti pour les victimes, ou pour mon mari qu’ils considèrent accusé à tort (ce n’est pas possible, un si bon notaire, un si bon bénévole…) ; ceux qui pousseront des « oohh » d’indignation, comme des vierges effarouchées, qui refusent d’entendre la réalité et y sont soudainement confrontées ;ceux qui tout au long du procès établiront des pronostics de décision, sur la foi de ce qu’ils viennent d’entendre, oubliant les échanges antérieurs et les prochains qu’ils ne soupçonnent pas ; ceux, un crayon à la main, qui aiment croquer les personnages ; et puis ceux, plus sages, qui veulent tout simplement comprendre.

 

On n’attend plus que l’entrée en scène des acteurs pour une pièce de théâtre dont personne ne connaît la conclusion.

Une sonnerie retentit. L’huissier annonce la Cour. Le brouhaha ambiant s’éteint. Tout le monde se lève. La Cour entre et s’installe. Le président appelle l’accusé. Mon mari entre sous un silence pesant, ausculté dans ses moindres gestes par toute l’assistance en apnée. Il a peur. Je le sens. J’en suis particulièrement heureuse. Il va enfin payer pour tous ses gestes. Du moins, c’est mon espoir.

  • Accusé, levez-vous, lui ordonne le président.

Ah ! qu’il est fébrile ce bourreau. Enfin… cet ancien bourreau. Ah ! tu te croyais le maître de ta femme (c’est vrai que tu l’as été…). Maintenant, c’est toi qui te retrouves en face de bourreaux à leur façon qui vont te questionner, mettre en valeur cette face cachée de l’iceberg que personne ne soupçonnait et qui maintenant va se révéler publiquement. Tu ne fais plus le fier ! Regarde comment tu viens de te lever. Tu t’y es repris à deux fois ! Tu ne te sens pas bien ? Soudainement, le coq a des faiblesses ? Quelque chose ne va pas dans ton corps ? Aurais-tu peur ? Aurais-tu pris conscience de tes gestes au point d’être inquiet pour ton sort ? Jamais je ne t’avais vu ainsi. Chacun son tour, Malthus. La conscience aurait-elle fait son entrée dans ton cerveau ? Ton âme te fait-elle mal ? Je ne vais pas te plaindre. Maintenant, tu débutes un calvaire. Une croix t’attend. Etends les bras : tu vas être cloué au regard des tiens, de celui du public. Ton cœur va saigner de honte. Tes tripes vont régurgiter toute la bile que j’ai dû ravaler toutes ces années. Tu constateras leur acidité désagréable. Tes jambes vont flageoler. Tes muscles vont se tétaniser. Dans ton esprit, tu ressentiras des mouvements d’auto-tamponneuses : tout va s’entrechoquer dans tes neurones noueux. Est-ce ma vengeance qui commence ? Le plat qui se mange froid (d’accord, c’est mon état actuel), celle du regret de ne pas m’être livrée aux miens ? Mais à quoi bon cette vengeance ? A quoi peut-elle me servir maintenant ? Savoir que tu vas peut-être passer des années entre quatre murs ? Peut-être vas-tu ruminer contre moi, contre notre rencontre initiale, ou fulminer contre tous ceux qui vont te charger au cours de ce procès ? Mais tout cela ne se substituera pas à mon absence ressentie depuis deux ans par Anaïs, mes parents et les miens. Par ton geste, tu as interdit définitivement des quantités d’instants d’amours réciproques qui n’auront pas lieu. Et cela, les miens ne pourront jamais te le pardonner. J’imagine que ta conscience te le rappellera régulièrement. Tu as aussi perdu ta fille, et peut-être tes proches qui s’éloigneront d’un bourreau, bientôt convaincus par les échanges à venir dans cette Cour.

  • Déclinez vos nom, prénom, date et lieu de naissance.

Eh oui, mon ex-mari, il faut faire savoir que c’est bien toi, Malthus F***, né le 27 septembre 1973 à B***, mon ex bel hidalgo, qui se présente aujourd’hui devant les hommes, les mêmes que toi, pour répondre du meurtre de ta femme par étouffement. Pour tous les présents, il n’y a plus l’ombre d’un doute : c’est bien toi, le notaire, le notable du bourg, l’homme « bien », l’icône du bellâtre, la folie de toutes les filles, le gendre idéal… qui vient de chuter de son piédestal. Et pas de médecin à proximité pour te guérir de cette vexation, cette fois-ci ; pas de chérie pour te consoler devant tout le monde et te redonner le panache de la bravoure par son admiration.

Cette situation ne me fait même pas jouir. Peut-être quelques-uns dans l’assistance ? Les petits, les minables qui n’ont rien compris à la détresse de ceux qui ont perdu un être cher par ce procédé si lâche. Mais oui, le bel hidalgo, si tu avais accepté ma démarche de porter plainte, tu aurais été probablement condamné en correctionnelle, à une peine bien plus faible. Tu aurais eu l’image du macho, mais pas celle du tueur. En me trucidant, tu as cru en la protection de ta bonne fée pour ne pas être démasqué et faire passer ma situation pour un arrêt cardiaque (au fait, comment as-tu su que j’allais voir un cardiologue pour une valve litigieuse ? Seuls mes parents en étaient informés, et surtout pas Anaïs). En fait, tu ne savais pas que l’étouffement est facilement détectable par les médecins légistes. Et tu n’imaginais pas l’insomnie du voisin qui a travaillé toute la nuit à son bureau, face à la seule porte d’entrée de la maison visible depuis sa fenêtre, qui n’a vu personne pénétrer chez nous au cours de la nuit, ni vu l’éclairage automatique s’allumer (le passage d’un chat suffit à l’allumer…).

Maintenant, un magistrat de la Cour rappelle les faits et les éléments de l’enquête, au vu et au su de l’assistance. Nos familles les connaissent déjà, mais l’assistance, tous ceux à qui tu aurais souhaité le taire, en prennent pleinement connaissance. Ah ! je te vois, assis et courbé sur ton banc, regardant fixement le sol, pétrifié, jetant parfois un œil rapide à ton avocat pour vérifier que tout cela te concerne bien, qu’il n’est pas possible d’y surseoir, que tu es bien dans une réalité que tu ne maîtrises plus. Dois-je te plaindre ? Peut-être mon âme humaine en aurait-elle encore envie, mais mon âme sacrifiée sur ton autel le refuse avec force. Allez, subis tous ces jours à venir, ils sont organisés pour toi, pour t’exposer derrière une cage comme un animal de foire, pour mettre les faits antérieurs en valeur, pour expliquer que ton geste n’est pas une fatalité mais le résultat de ta personnalité et de ton caractère, peut-être même de ton éducation (Oh ! tes parents ne vont pas apprécier…).

Ah ! ma chère Anaïs, que cela doit être dur pour toi d’entendre de nouveau tout cela. Peut-être même vas-tu apprendre d’autres éléments encore inconnus à ce jour. Ton père aura-t-il le courage de te demander le pardon ? Son égo ira-t-il jusque-là ? Tu ne le sauras qu’à la fin, probablement, à moins que sa conscience l’interpelle au cours des débats. Mais je n’y crois pas. D’ailleurs, qui est sa conscience ? Ses parents ? Son frère ? Ils sont trop fiers de leur famille pour s’y abaisser. Je suis « l’erreur de jeunesse » de ton père, et toi aussi ma fille, par procuration maternelle. Seul son avocat le convaincra après sa plaidoirie de prononcer un repentir pour influencer le jury. Ne t’y fais pas prendre. Ce ne sera que pour la forme…

 

Alors ? vous voyez, mon Anaïs adorée et mes chers parents, Malthus rime avec malus. Ce mariage était donc un accident mortel.

Demain soir, les dés vont être jetés. Sur quelles faces vont-ils s’arrêter ? Dans tous les cas, celle du monde ne changera pas pour autant. J’espère seulement que les vôtres retrouveront la capacité de sourire…

LE PAUMÉ

 

De travers, voilà comment je regarde ma copine Maud, alors que nous sommes attablés à la terrasse pisane du Cafe Pasticceria i Miracoli, dans la rue Santa Maria. Nous déjeunons d’une pizza, face à la tour penchée, tour à mon image : de travers.

En fait, « de travers » est la règle de ma vie où rien ne m’a réussi, ou si peu, ou de façon si éphémère.

Tenez, enfant, j’observais mes parents se quereller sans cesse. J’entendais quotidiennement les portes claquer et les conversations s’envenimer, puis j’assistais aux coups. Aux combats suivaient généralement des silences pesants. De mon père, je sentais les odeurs mélangées de vinasse et de sueur, et de ma mère les d’oignons frits diffusés dans la maison. Puis je devais supporter les coups de l’un comme de l’autre assénés à la moindre occasion :  pour de mauvaises notes, trop fréquentes, pour un retard à table, pour un vêtement déchiré… A croire qu’ils reportaient leur guerre bestiale de couple sur ma personne. De leur part, j’avais droit à tous les reproches insensés, partiaux et irraisonnés. Chez nous, maison ne rimait pas avec raison. Fils unique, j’absorbais tous les coups. Une fratrie m’aurait permis de partager ces malheurs quotidiens, de s’entraider à supporter cette situation. Mais non, j’étais seul.

De travers, voilà comment s’est déroulée mon enfance. Peut-être ai-je eu de l’alcool dans mon biberon ? Au regard de mes « anti-prouesses » à l’école, j’imagine que les instits et les profs n’en auraient pas été étonnés et peut-être auraient-ils même échafaudé une explication à mon comportement de sous-doué timoré.

De travers aussi étaient mes relations en dehors de la famille. D’une grande timidité, j’étais incapable de me lier avec d’autres camarades de mon âge. De ce fait, éternel solitaire, j’avais une inaptitude terrible à partager ma condition misérable, peu reluisante et désespérée.

Evidemment, mon orientation scolaire a été d’une évidente simplicité : la voie générale m’était totalement déconseillée. Je n’avais aucun projet professionnel. Les professeurs ont donc suggéré un métier, immédiatement retenu par  mes parents qui ont profité de cette aubaine pour ne pas décider eux-mêmes, d’autant plus que le lycée professionnel idoine était très proche de notre domicile (pour tous, j’aurais été incapable de gérer les transports, l’hébergement et les horaires…). Dès les premiers mois, j’ai vite détesté ce futur métier. Mais par crainte de la réaction physique et verbale de mes géniteurs, je me suis tu. J’ai donc poursuivi les années d’enseignement professionnel sans aucune conviction. Résultat : échec au bac. C’était évident ! Jamais personne n’a cherché à réduire mes immenses incapacités. « On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif » entendais-je. Et j’avais très bien compris que j’étais cet âne incorrigible.

De travers, vous dis-je.

En fait, j’étais un sacré collectionneur ! Collectionneur de baffes, de mauvaises notes, de ridicule, d’échecs. Malheureusement, ces collections n’ont aucune valeur sur le marché. Vous imaginez deux collectionneurs s’échangeant l’un des baffes, l’autre des coups de pied aux fesses ? Combien d’euros pour une mauvaise note ? La cote aurait-elle été différente entre un zéro en maths et un zéro en dessin ? Et si cette collection existait réellement, quel nom aurait-elle eu?

« Fessephile » pour un collectionneur de fessées ?

« Zérophile », ou « nulliphile » pour les mauvaises notes ?

En fait, j’aurais dû aller voir un schoïnopentaxophile, un vrai collectionneur, lui, qui m’aurait proposé une de ses cordes de pendaison parmi celles de sa collection. Mais voilà, je n’en ai même pas eu l’idée, et je n’aurais certainement pas eu le courage de l’utiliser, voire de simuler l’acte pour faire remarquer l’inutilité de mon existence.

Dans cette collection, quelle aurait été la perle rare ? Je n’ose l’imaginer car dans cette vie, je n’ai pas eu l’occasion de me retrouver ni à l’hôpital pour des sévices trop brutaux, ni à la porte de la maison parentale. N’est-ce pas ce qui m’a manqué dans la « brutophilie » de mes parents ?

Mais il arrive au collectionneur de se trouver dans une phase à vide au cours de sa quête insatiable. C’est ce qui m’est arrivé après mon bac raté. Eh oui , ma collection de baffes, d’échecs et autres nullités s’est arrêtée : une employée de la seule agence d’intérim où j’ai enfin osé pénétrer m’a prise en pitié. Elle a vite ressenti ma détresse personnelle et le fait que je serai dévoué corps et âme à quiconque me prendrait en considération. Elle avait vu juste ! Elle m’a trouvé diverses missions. Je les ai exécutées avec sérieux, ne serait-ce que pour lui faire plaisir et la remercier de son attention à mon égard, la première de ma vie ! J’aurais tellement souhaité qu’elle soit ma mère ; quelle vie agréable aurais-je pu avoir ! Elle devenait tout pour moi. Une confidente pour entendre mes malheurs (enfin une !), un soleil pour m’éclairer et réchauffer mon cœur, une conseillère pour m’aider à m’éloigner de la maison, une décideuse pour diverses actions… Ma déesse… Celle en qui je mettais une confiance aveugle et sans borne. Elle était ma bouée de survie pour éviter de couler.

Couler : je crois que c’est ce qui me serait arrivé sans elle. Qu’aurais-je fait seul, âne sans ânier, bateau sans capitaine ? Ane, j’aurais erré stupidement dans la savane humaine ; bateau, j’aurais été incapable de me présenter devant les hautes vagues de l’océan des hommes. Les abysses auraient été mon destin.

Peut-être Sylvie (c’est le prénom de mon sauveur) a-t-elle agi de la sorte pour son intérêt personnel, la satisfaction de ses clients, des primes éventuelles ? Mais moi, je ne regarde que les bienfaits ressentis. Et ils sont nombreux, intenses, et contrastent tellement avec le passé. Pour la première fois, une personne a exprimé de l’empathie à mon égard. Jamais mes parents, mes oncles et tantes, mes cousins et cousines, les enseignants n’ont eu une seule once de sympathie. J’étais le bon à rien de la famille, le définitivement perdu du monde éducatif. Je ne devais mériter aucun amour ni attachement. Jamais je n’ai perçu le moindre signe d’encouragement, ou lu le classique « peut mieux faire » sur mes bulletins de notes. J’étais le parasite qui se détachera bien un jour faute de lien affectif avec qui que ce soit. Il fallait juste attendre que le fil ténu lâche. Aucune volonté de quiconque ne s’est manifestée pour tenter de me rapprocher de la normalité.

Mais avec Sylvie, je me suis senti très vite en sécurité. Tous ses conseils étaient profitables. Grâce à elle, je suis devenu autonome. Oh ! j’ai vécu six mois encore chez mes parents après l’échec au bac. Le temps de trouver des activités intérimaires, puis de chercher un petit studio. Six mois terribles à supporter encore ceux qui poursuivaient leur acharnement imbécile, me traitant toujours de paria, tout en exigeant un loyer. J’allais devenir leur vache à lait souffre-douleur !

Dans mon studio, j’ai enfin goûté mon indépendance. L’absence des sévices devenaient un vide agréable. Qu’allais-je faire de mes soirées libres, de mes week-ends entièrement disponibles ? Je n’avais aucune envie de rendre visite à mes parents, ni davantage à mes proches qui m’avaient tous ignoré. Du lycée, je n’avais aucun copain. J’étais seul, livré à moi-même. Ma timidité excessive ne me permettait pas de me créer des amis immédiatement. Questionnée, Sylvie me donna quelques conseils pour sortir progressivement de ma réserve farouche. C’est ainsi que j’ai tenté de me lier à des collègues féminines au travail. Par certaines, je fus rejeté, évidemment. Avec d’autres, je pus échanger quelques propos encourageants. Mais avec peu d’entre elles naissait une envie de se retrouver en dehors du travail. Je crois que ces dernières avaient le comportement de Sylvie : de l’empathie pour me faire sortir de mon effacement et de ma pusillanimité. Ce furent Cindy, Léa, et surtout Maud.

Avec Maud, on s’est vite compris. Nous avions subi la même galère dans notre enfance. A croire que nous avions eu les mêmes parents. Nous nous sentions frère et sœur. Cela réconforte de savoir qu’on n’est pas le seul à avoir vécu cette histoire personnelle. Alors, en quelques mois, nous avons décidé de vivre ensemble. Mon studio était plutôt étroit ; le sien aussi. Mon lit d’une personne n’était pas adapté ; elle avait le même… Alors, on s’est débrouillé avec ce que nous avions en s’installant chez moi, plus proche du centre-ville. Cela nous convenait. C’était notre havre de paix, notre asile, le nid de notre renaissance. Il nous suffisait. Les soirées et les week-ends nous appartenaient. Nous naviguions dans les rues uniquement pour faire étalage de notre bonheur. Nos besoins étaient frugaux. Nous étions comme un couple de tourtereaux virevoltant de branche en branche et se contentant des quelques graines glanées ici et là.

Jusqu’au jour où Maud aperçut une affiche à la vitrine d’une agence de tourisme : « Pise pour 95€ par personne ».

  • Ça ne te tenterait pas ? me demanda-t-elle en se dirigeant sans attendre vers l’entrée de l’agence. Pour la première fois, je constatais qu’une publicité l’attirait au point de ne pas résister. Cela me fit un coup au cœur : je sentais que quelque chose se transformait dans notre couple. Tout d’un coup, c’est comme si notre liaison prenait le risque de s’ébrécher.

  • Oui, bien sûr, lui répondis-je, sans conviction et craintif d’une telle aventure.

Très intéressée par cette proposition alléchante et peu coûteuse, Maud m’enjoignit de signer avec elle. Oh ! il ne s’agissait que de deux jours et une nuit sur place. Mais cet engouement subit fut un choc pour moi.

C’est ainsi que j’étais attablé à une trattoria le midi du deuxième (et dernier) jour de notre escapade pisane, face à Maud, mon regard amer pointé vers cette sœur d’infortune.

Par malheur, pendant nos déambulations dans les rues de Pise, je ressentais un changement chez Maud. Elle semblait de plus en plus intéressée par la vie italienne. Elle goûtait la chaleur ambiante. Elle frétillait aux odeurs de cuisine locale. Ce n’était plus la Maud que je connaissais. Elle se sentait chez elle et déplorait notre retour dans la soirée. Moi, je voulais revenir à mon bercail où je comprenais la langue, où je connaissais les façades par cœur, où je me sentais en sécurité. C’est comme si une rupture s’annonçait avec Maud. Nos chemins semblaient diverger à Pise. Pourquoi sommes-nous venus dans cette satanée cité ? C’était l’idée de Maud qui n’a fait que répondre à une impulsion !

Mon Dieu, Maud, tu m’échappes ! Quel avenir sans toi ? Mes espérances se détruisent ! Je vais redevenir le paria. Tous ces moments si agréables n’étaient-ils qu’un intermède éphémère ? Me voilà désespéré, angoissé de retomber dans l’état antérieur à notre liaison.

Ah quelle trahison !

 

Alors, « de travers » sera-t-il toujours le fil conducteur de ma vie ?

LIBERTE, EGALITE…

 

  • De travers, Gaston ! Notre couple part de travers et j’en ai marre !

  • Ne le prends pas comme cela, Juliette, ce qui nous arrive n’est pas insurmontable !

  • Marre, ras le bol, par-dessus la tête, excédée, dégoutée, saturée. Comment faut-il te le dire pour que tu comprennes ?

  • J’entends bien ce que tu me dis, mais on a le droit de changer, quand même !

  • Mais Gaston, tu fais le sourd ? Ca fait des années que tu me promets de changer, mais en vain ! Tu ne vois pas que je suis au bout du rouleau de notre vie à deux par ton comportement égoïste ? Monsieur par-ci, Monsieur par-là, Monsieur partout. Je n’en peux plus, Gaston de ton attitude ! Je suis quoi dans notre couple ?

  • Mais tu es ma femme, ma chérie, tu sais que je t’adore !

  • Non Gaston, tu te trompes ! Ça, c’est ta vision, celle qui t’arrange, celle qui te sert. Moi, je vois que je suis ta boniche, celle qui est toujours là quand tu rentres de ton travail, quand tu reviens de la chasse, celle qui prépare ton bain après tes quatre-vingt kilomètres de vélo, puant la sueur, qui prépare les repas pour nous deux ou quand on a des invités, pendant que Monsieur se prélasse avec ses BD. Alors, Bobonne te dit qu’elle sature de cette vie d’effacement ! Bobonne va se casser, Gaston !

  • Juliette, quand on s’est marié, c’était pour le meilleur et pour le pire. A ce que je sache, le pire n’est pas arrivé ? Et j’espère qu’il ne se présentera jamais…

  • Gaston, là aussi tu te trompes, le pire arrive pour toi ! Dans quelques jours, je démarre une procédure de séparation.

  • Mais Juliette, ce n’est pas possible !!! Que vais-je faire sans toi ?

  • Ce que tu aurais dû faire avec moi, pardi !

  • Ecoute, Juliette, je travaille et cela nous fournit les moyens de vivre correctement tous les jours. Tu ne peux pas l’oublier ! Cela te permet de rester à la maison et de t’occuper comme tu le souhaites…

  • Ah oui ! J’ai le droit aux tâches du ménage, subalternes comme tu le dis, pendant que Monsieur voit du monde à son travail. Pendant que Monsieur vit sa vie sociale, moi, j’ai le droit à ma vie d’ermite !

  • Là, tu exagères. Si tu as une vie d’ermite, c’est bien parce que tu te l’organises ainsi. Tu as le temps de sortir quand même.

  • Ah oui ! avec une auto régulièrement en panne, que tu ne veux pas remplacer parce que tu veux te charger TOI-MÊME des réparations, ce que tu reportes constamment aux calendes grecques, d’ailleurs : priorité au vélo, à la chasse, aux BD, aux copains. Ce n’est pas vrai ?

  • Mais tu peux demander à tes copines de venir chez toi ?...

  • Et aux magasins aussi, je peux leur demander de venir chez moi ?

  • N’exagère pas ! Juliette…

  • Et mes copines, elles aiment bien recevoir aussi. Pourquoi ce serait toujours chez moi sous prétexte d’une voiture régulièrement défaillante. Quelle image puis-je avoir à leurs yeux ?

  • Mais celle d’une personne conviviale qui a plaisir à recevoir, à montrer une maison bien tenue, qui sait faire de bonnes pâtisseries…

  • La boniche, encore ! On tourne en rond, Gaston. Ton machisme devient insupportable. C’est décidé, je te quitte. Tu te débrouilleras comme tu voudras, tu te trouveras une autre esclave. Je rends le tablier que tu as voulu me faire porter.

 

Sur cette réplique, Juliette sort de la cuisine, l’antre où elle se sent désormais si mal à l’aise, laissant Gaston penaud, éloigné des préoccupations de Juliette, aveugle à l’enfermement de sa femme dans une vie asociale à laquelle il a contribué par ses entêtements, trop contraint dans ses propres raisonnements égoïstes.

​​

Liberté

​

  • Tu m’as l’air bien épanouie, Juju. Tu ne regrettes donc pas ton divorce avec Gaston ?

  • Oh pas du tout ! Tu sais, Flo (les deux amies et collègues de travail s’étaient vite appelées par leur diminutif), pendant mes années avec Gaston, je ne travaillais plus et je ne me rendais pas compte de mon isolement. J’avais des amies, mais finalement nous n’étions pas très proches. L’entêtement de Gaston à ne pas réparer ma voiture me bloquait chez moi, et du coup, mes amies n’ont pas fait beaucoup d’effort vers moi. En fait, je les comprends. J’étais l’incertitude personnifiée : on ne savait jamais si je pouvais les voir ou pas.

  • Donc, maintenant, tu te sens libre.

  • Oui et non. Non parce que je dois travailler et que cela restreint mes loisirs. Je perds donc la liberté que j’aurais pu avoir avec un Gaston différent, celui auquel j’espérais. Oui parce que je suis seule décideuse, et que mon job m’apporte une vie sociale, celle que j’avais avant de connaître Gaston.

  • Quoiqu’on en dise , travailler dans une bonne ambiance contribue à vie agréable en société. Mais avant ton mariage, tu ne t’en étais pas aperçue pour Gaston ?

  • Je travaillais, on n’était pas l’un avec l’autre. Puis j’ai cessé mon travail après le mariage. Son salaire suffisait pour nous deux. Je ne pensais pas que j’allais vivre cela. Je n’ai pas été malheureuse sur le plan financier. Il a toujours été doux avec moi, voire parfois attentif. Mais surtout, j’étais seule.

  • Tu crois qu’il ne réparait pas ta voiture délibérément pour te bloquer chez toi ?

  • Non je ne le pense pas.

  • Mais alors pourquoi ?

  • Parce que c’est un égoïste. Que veux-tu, fils unique avec des parents qui ont toujours anticipé ses moindres envies sans attente d’éventuels caprices. J’existe, mais après lui. J’ai des besoins, mais inférieurs aux siens. Ce n’est pas de l’indifférence à mon égard, mais une priorité impérative à son avantage.

  • C’est un mufle !

  • Oui, si tu veux. Mais il n’en a pas conscience.

  • Mais que lui trouvais-tu avant ton mariage ?

  • Oh ! Il était beau, charmant, beau parleur.

  • Tu t’es faite embobinée par ses discours !

  • Peut-être. Mais j’étais heureuse de me marier avec lui. J’imaginais un futur de bonheur, de partage…

  • Partage, tu parles…

  • Oui, le même partage que les quelques instants où nous étions ensemble.

  • En fait, vous n’avez pas été assez longtemps ensemble…

  • Si, plus d’un an.

  • Je veux dire, ensemble pendant une semaine complète, par exemple. Là tu aurais probablement perçu sa personnalité.

  • Pourquoi pas, mais le mal a été fait. Maintenant, il est derrière moi.  Je suis libre.

  • Et tu es prête à recommencer ? A te trouver un nouveau mec ?

  • Je crois qu’il faudra attendre que je digère cet épisode, cette erreur.

  • Erreur ???

  • Oui. Bien sûr. On peut lui faire tous les reproches, justifiés d’ailleurs ; mais moi, j’ai quand même fait une erreur de casting !

  • Alors, ce sera quoi, ta prochaine procédure de recrutement ?

  • Justement, je veux prendre du temps. D’abord pour goûter ma liberté, ensuite pour tenter de mettre cette expérience dans mon « grenier neuronal », puis de profiter d’opportunités pour envisager un avenir avec un autre mâle.

  • Bien, je vois que tu es claire dans ta tête.

  • J’espère bien après tout cela.

  • Bon ! Il est tard. Je te propose de retourner chacune dans nos pénates. Demain est un autre jour de travail. A demain Juju.

  • Oui, à demain Flo.

 

  • Bonjour Juliette, tu peux venir dans mon bureau, s’il te plait ?

  • Tout de suite, Vincent

  • Bon, Juliette, je ne vais pas y aller par quatre chemins…

  • Que se passe-t-il, chef ?

  • Rien de négatif, Juliette. Que du positif !

  • Ah ! Je préfère

  • Assieds-toi, Juliette. C’est préférable

  • ….

  • Bon, voilà quelques mois que je t’observe. J’apprécie la qualité de ton travail, ta capacité d’autonomie, la quantité de dossiers réalisés, entre autres. Et puis ta personnalité est appréciée par nombre de tes collègues : conviviale, toujours le bon mot, positive devant une difficulté, tu reboostes celui ou celle qui patauge. Finalement, je crois que tout le monde considère que tu n’es pas à ta place, moi compris.

  • Oups… Qu’est-ce que cela veut dire ?

  • Que tu vaux mieux que cela.

  • Tu me fais peur.

  • Non, tu es capable de piloter une équipe. Ecoute, tu es la dernière arrivée, et quand l’un ou l’autre est dans la mouise, qui va-t-il consulter ? Toi. Juliette, la preuve est faite : tu es un leader naturel (ou une leader si tu préfères).

  • Tu te rends compte de ce que tu me demandes ? Tu voudrais que je sois le patron de mes collègues, moi la dernière arrivée comme tu l’as si bien rappelé ?

  • Oui, c’est cela, et je t’assure que tous et toutes tes collègues apprécieront, et seront probablement soulagés d’avoir un patron bien plus disponible que je ne le suis. Et moi, Juliette, cela me soulagera de savoir que le service sera bien pris en main et que je vais disposer de temps pour les contacts plus étroits avec les clients et bien mieux prospecter.

  • Mais si tu ramènes davantage de clients, on ne fera pas face !

  • Oh que si, Juliette, parce que je te donnerai l’autorisation de recruter, mais avant, je sais que tu impulseras des méthodes à chacun pour aller plus vite et plus sûrement. J’ai une grande confiance en toi Juliette. A tel point que ta rémunération sera révisée substantiellement à la hausse.

  • Là, tu me mets la pression, Vincent.

  • Non, Juliette, avec toi, ce sera naturel. Tout le monde va applaudir à cette nouvelle. Banco ?

  • Banco ! Vincent

 

Egalité

 

  • Tu te rends compte, Flo, le salaire proposé par Vincent est au même niveau que celui de  Gaston !

  • C’est génial pour toi : le poste, que je trouve très justifié, et le salaire qui va avec et qui ne me choque absolument pas.

  • Il ne te choque pas parce que nous sommes copines. Maintenant que je suis ta supérieure, tu vas peut-être changer d’avis.

  • Et pourquoi donc ? Sauf si tu deviens une manager insupportable.

  • Dis, Flo, tu me diras si tu vois une dérive dans mon comportement ? C’est inattendu pour moi. J’ai accepté parce qu’il m’a convaincu que je serait appréciée par tout le monde. Mais au fond, je ne sais pas si j’en suis capable. Je cours peut-être à ma perte.

  • Capable ? Bien sûr que tu l’es. Tu l’étais déjà. Très vite, tu as compris le logiciel bien plus que nous. C’est toi qui trouves les astuces quand on est bloqué. C’est naturel en toi. Ne te fais pas de bile, tu seras soutenue par tous. A condition bien sûr que tu ne prennes pas la grosse tête !

  • Ce n’est pas mon genre. La prise de pouvoir n’est pas dans mon tempérament. D’abord, on est tous des collègues, moi avec. J’ai compris que mon rôle est surtout de vous faciliter le travail.

  • Sur cette base, Juliette, cela ira comme sur des roulettes.

  • Mais quand même, j’arrive au même niveau de salaire que Gaston. Cà, je n’en reviens pas ! Quand il le saura, il va être très surpris. Je me demande s’il ne va pas être jaloux… Oui, c’est cela, je crois que ça va lui faire un coup sur la tête. Le machiste va découvrir sa véritable Juliette, de quoi bobonne est capable !

  • Et tu jouis de cette situation ?

  • Incapable de te le dire.

  • Et si tu lui proposais de l’embaucher, rien que pour le rabaisser ?

  • Non, Flo, je veux simplement qu’il connaisse ma nouvelle situation et qu’une femme, surtout son ex, soit capable comme lui de nourrir un ménage, qu’il sache qu’une femme de son milieu peut avoir le même niveau que lui.

  • En somme, tu le préserves ?

  • Flo, on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait. Mon envie est juste qu’il constate les faits et en tire des conclusions sur lui-même. Pas de guerre inutile.

 

Fraternité

 

  • Allo, Juliette ? C’est Gaston.

  • Ah tiens, un revenant ! Que me vaut ton appel ???

  • Mon Dieu ! A ta voix, j’entends que tu m’en veux encore.

  • Difficile d’oublier une période pénible devenue l’image d’un échec, Gaston.

  • Je te comprends, et il me semble que je mesure l’imbécillité de mon comportement avec toi. Je ne m’en rendais pas compte tellement j’étais persuadé d’agir correctement à ton égard en te laissant ce que je croyais être une liberté pour toi.

  • Bon, il n’est jamais trop tard pour reconnaître ses grosses imperfections.

  • Faute avouée est à demi pardonnée. N’est-ce pas, Juliette ?

  • Oh ! tu vas bien vite. A ce jour, je n’ai pas encore l’intention de te pardonner. C’est pour tenter une réconciliation tardive que tu m’appelles ?

  • Non, Juliette. En fait, je souhaitais te féliciter…

  • Là, tu m’inquiètes. Ou alors tu commences véritablement à te convertir, ou bien une maladie te gagne.

  • Juliette, je suis sincère : je tiens à te féliciter pour ton nouveau poste.

  • Ah ! Tu es au courant ?

  • Tu sais, nos réseaux respectifs ont des points communs.

  • Et pourquoi ces félicitations ? Tu ne me croyais pas capable d’atteindre ton niveau, Monsieur le macho ? Je suppose que c’est une grosse surprise pour toi. L’impensable, l’inatteignable. Au fait, combien de litres de salive as-tu avalé pour accepter cette information ? J’en mettrais ma main à couper que tu as pensé à un canular : « Juliette à mon niveau ? Non, c’est du domaine de l’impossible ». Et pourtant, c’est vrai. La réalité est là, devant toi, énorme comme tu ne pouvais l’imaginer. Au fait, tu veux voir mon bulletin de salaire, dans l’hypothèse où tu balances encore entre vérité et fausse nouvelle ?… Tu ne dis plus rien ? Tu es proche de l’évanouissement ? Dis-moi, ton visage est blanc comme neige, ou rouge de colère ?

  • Je suis surtout surpris par tes propos. J’entends que tu m’en veux encore, que tu me considères toujours comme le macho indécrottable. J’avais envie de t’informer de mon changement. Mes félicitations sont sincères, Juliette. Très sincères. Ton départ m’a fait comprendre beaucoup de choses sur ma personnalité. C’est la claque que je devais recevoir. Elle a été cinglante, mais bénéfique. Tu as eu raison de me l’assener. Maintenant, je sais que je la méritais. Si j’avais un reproche à te faire à ce sujet, c’est de m’avoir frappé aussi tardivement. Mais je ne t’en veux pas. C’est même la preuve de ta capacité de résilience. Alors, voilà, Juliette, en complément des félicitations que je t’adresse du fond de mon cœur, je te demande pardon pour tous ces moments que je t’ai fait subir, sans chercher à excuser mon inconscience de cette époque. Tu sais, Juliette, j’ai questionné nombre de mes amis. Ils m’ont ouvert les yeux. Tous les torts sont de mon côté, je te le confesse.

……

  • Alors si tout cela est vrai, Gaston, je ne peux que te féliciter à mon tour pour la démarche personnelle que tu as menée et qui conduit à ce que tu m’as évoqué. A moi de m’excuser pour ce que je viens de te dire sans t’avoir laissé t’exprimer. Sachant d’où tu viens, tu m’impressionnes.

  • Merci Juliette. Je suis heureux d’entendre ces mots de ta bouche.

  • Moi aussi, Gaston. Satisfaite d’avoir contribué à te transformer dans la bonne direction, et heureuse aussi du poste que j’occupe, finalement grâce à toi : sans ton comportement, on ne se serait pas séparés et je n’aurais pas candidaté dans cette entreprise.

  • Alors, finalement, tout va bien ?

  • Oui Gaston. Plutôt bien

  • On essaie de se revoir ?

  • Oui, mais uniquement en ami…

L’INTRUSE                                                                                                                                                                          

Me voilà dans un flux de circulation intense !

Autour de moi, des globules rouges et des blancs,

De l’oxygène et du gaz carbonique,

Et plein de cellules de marque inconnue.

Ce n’est pas trop mon domaine.

Baignée dans le plasma,

Je ne suis pas à l’aise dans ce fatras.

On se cogne, on s’invective.

Je ne me sens pas désirée.

Vivement un petit chez moi douillet.

J’ai beau poursuivre mon chemin dans toutes ces artères,

Je n’ai pas encore trouvé ma future demeure.

Peut-être n’ai-je pas pris les bonnes bifurcations ?

Et suis-je seule de ma famille à circuler,

A chercher le nid qui me conviendra ?

Que de détours !

J’aurais apprécié entendre les détails de mon parcours

Avec un guide m’expliquant les lieux.

A votre gauche le foie, à votre droite la rate.

Ici, nous longeons un tendon.

Ressentez la tension du muscle qui nous accueille.

Rentrez les coudes, nous passons un stent.

Ne touchez pas les parois durcies par le cholestérol !

Je me contente d’observer au-delà de ces parois

Et d’y découvrir le futur lieu accueillant.

Et toujours ce méli-mélo dans le flux de la circulation.

Qui sont toutes ces cellules qui m’épient ?

Suis-je une étrangère si indésirable ?

A comprendre leur comportement, je serais inhabituelle.

Elles seules peuvent le dire.

Moi, je cherche juste un endroit sympa,

Où je pourrai m’y installer,

Où j’y retrouverai des congénères,

Et où nous pourrions nous reproduire.

N’en, n’aurions-nous pas le droit ?

Après tout, nous existons.

Alors, nous devons être MALIGNES !

 

Ah ! que vois-je au-delà de la paroi ?

Des cellules qui me font de grands signes.

Suis-je bien la destinataire de leurs gestes ?

Vite, rejoignons-les et voyons ce qu’elles me veulent !

A priori, nous nous ressemblons.

Elles m’indiquent qu’elle m’avaient aperçue dans le flot,

Et elles me proposent de me joindre à elles.

Ma foi, l’endroit semble chaleureux,

Leur compagnie paraît agréable,

Et j’aperçois quelques cellules affectueuses

Avec qui lier une amitié, et plus si affinités.

Rapidement, je m’enquiers du lieu.

Dans la poitrine d’une femme dit l’une.

Mais plus précisément ?

Oh, dans une sorte de galaxie lactée, me dit une autre.

C’est de cela que viendrait la tranquillité du lieu ?

Oui et non.

Disons que le lieu est surtout utilisé pour leurs enfants.

Mais je croyais que le siège des enfants se situait bien plus bas ?

Oui, mais avant leur naissance.

Après, il viennent aux abords de ce lieu

Pour y puiser la force de leur croissance.

C’est la seule utilité ?

Non, la chaleur et la souplesse apporte le réconfort à ces enfants

Qui adorent s’y réfugier.

C’est tout ?

Euh non. Les adultes s’y intéressent aussi, mais c’est une autre affaire.

Laquelle ?

En fait, cela devient un lieu de plaisir,

Qui parfois se termine par un nouvel enfant.

Et la boucle est bouclée.

 

Forte de ces informations, je décidais de m’installer définitivement.

C’est vrai qu’on y est bien.

La zone est rarement agitée.

Avec une copine, nous nous sommes reproduites,

Comme plein d’autres d’ailleurs.

Nous étions comme des lapins : on n’arrêtait pas de se reproduire.

Notre population croissait sans entrave.

Nous trouvions notre nourriture dans le flux que nous avions empruntées.

 

Nous ressentions parfois quelques modifications de notre environnement.

Les agitations générales n’étaient pas les mêmes.

Nous subissions parfois des pressions,

Comme si notre zone était subitement comprimée.

Il régnait une tension anormale, celle d’un corps en souffrance

Une fois, nous avons ressenti des ondes,

Comme si nous étions sous la surveillance d’un radar.

Une autre fois, un ovni s’est introduit dans notre zone

Et a emporté plusieurs de nos colonies.

Nous étions furieuses !

Rien ne laissait prévoir cette invasion subite.

L’assaut va-t-il se reproduire ?

Nous étions inquiètes,

Mais nous poursuivions notre croissance malgré tout.

De nouveau, une invasion se reproduit.

Celle-ci était massive.

Impossible de faire face.

Presque toutes les cellules furent prisonnières.

Blottie dans un coin, avec quelques autres, j’échappais à ce rapt.

 

De rage, nous nous mîmes de plus belle à nous reproduire.

Mais après quelques temps, une autre invasion, celle-ci par le flux,

Vint se mêler à notre colonie pour la combattre.

Le corps à corps était inégal.

Nous ne pûmes résister à la force d’un adversaire sans pitié.

Nous dûmes nous incliner.

 

Le jour d’après, nous avions toutes disparu,

Laissant un terrain vierge de notre colonie.

 

Après tout, nous étions des indésirables

Qui n’avions aucune raison d’habiter ce corps.

TRIBUNAL POPULAIRE

 

Comment se retrouver dans une voiture de police à la sortie d’une librairie sans raison ? Voilà ce qui m’est arrivé :

 

J’aime flâner dans une librairie, toucher les livres, sentir l’odeur du papier neuf, être interpelé par les titres et les illustrations des couvertures, écouter le craquement de la première ouverture, feuilleter, découvrir des domaines inconnus, mais aussi observer les autres clients, leur manière de consulter les ouvrages, de lire la quatrième de couverture, reposer, reprendre, …

C’était un mercredi. Il y régnait un brouhaha mêlé de chuchotements, de conversations à haute voix et de cris d’enfants. Pas facile de se concentrer dans ces conditions.

Soudain, à proximité, j’entendis des pleurs insistants. Je tournai mon regard vers la source de ces gémissements et aperçus un petit garçon d’environ trois ans, prostré, les quenottes devant les yeux. Je m’approchai doucement, je m’accroupis pour me tenir à la hauteur de son visage et éviter de l’effrayer par ma taille d’adulte.

  • Bonjour mon petit, peux-tu me dire pourquoi tu pleures ?

L’enfant poursuivait ses pleurs. Toujours accroupi, je continuai :

  • Veux-tu que je t’aide ?

Tentant de clamer ses pleurs :

  • J’ai … per…du … ma … Maman

  • Veux-tu qu’on la retrouve ensemble ?

  • Vou… i

  • Comment t’appelles-tu ?

  • Ke….vin

  • Kevin, c’est bien cela ?

  • Vou… i…i…i

  • Kevin, veux-tu me donner ta main ? Ensemble, on va chercher ta Maman.

Kevin approcha sa main de la mienne. Doucement, je la lui pris, puis je l’emmenai sans le stresser, vers l’accueil pour faire lancer un appel. Dans ma tête, j’entendais déjà« le petit Kévin attend sa Maman à l’accueil ». Pendant notre trajet qui lui semblait peut-être une éternité, et probablement un peu rasséréné qu’un adulte l’aide, Kevin avait remplacé ses pleurs par de profonds sanglots. « Pauvre Kevin » me disais-je. Quelle dureté pour un petit enfant de se sentir abandonné par sa mère, son seul ancrage dans cet environnement. Kevin n’offre pas de résistance. Nous nous approchons de l’accueil.

KEVIN … KEVIN!!!!

Une dame derrière nous se précipitait dans notre direction. A son attitude, j’imaginais qu’elle était sa maman, ou du moins, la personne qui l’avait en charge.

Arrivée à notre niveau, avec ardeur, elle prit Kevin dans ses bras et l’enserra comme son bien le plus précieux.

  • Ah te voilà mon amour. Oh que je suis contente de te retrouver ! J’ai eu si peur de te perdre ! dit-elle en l’embrassant sans cesse, tout en me jetant un regard courroucé. Et soudain :

  • AU VOLEUR … AU VOLEUR IL A VOULU PRENDRE MON ENFANT !!! cria-t-elle en pointant son bras et son index droit vers moi.

  • IL ALLAIT VERS LA SORTIE AVEC MON ENFANT !!!

C’est vrai. L’accueil se situant près de la sortie, je venais de réaliser que mon geste pouvait se confondre avec la volonté d’extraire Kevin du magasin, puis de l’embarquer dans ma voiture. J’aurais dû m’adresser à un des vendeurs ou vendeuses et leur demander de lancer l’appel. Mais voilà, j’avais pensé le faire moi-même pour que Kevin n’ait pas à attendre dans les allées, et je préférais qu’il soit occupé pour diminuer son stress. Manifestement, j’ai fait le mauvais choix…

Et me voilà entouré d’une dizaine de clients et clientes manifestant une colère sans nom à mon égard.

  • Ecoutez-moi ! Je ne cherchais qu’à aider le petit Kevin qui pleurait d’avoir perdu sa Maman !

  • Ce n’est pas vrai, on l’a même pas entendu pleurer ! (Normal dans le brouhaha régnant).

Et puis le déchainement :

  • VOLEUR D’ENFANTS… PREDATEUR… SALAUD… PEDOPHILE…ON AURA TA PEAU…. TU MERITES LA GUILLOTINE… ON VA TE PIQUER… ENFOIRE…

Que n’ai-je pas entendu ! Et surtout, que n’ai-je pas reçu ! Des crachats, des coups dans les tibias, dans le dos (par les moins courageux), sur la tête que je tentais de protéger. Mon costume devenait progressivement une charpie.

Je n’ai pas pu en dire davantage à cette meute qui me traitait de tous les noms affectés aux criminels. Sans se poser de question, j’en étais un aux yeux de mes ennemis. Si les quelques agents de sécurité du magasin et des vendeurs n’étaient pas intervenus pour me protéger, j’étais l’objet d’une curée sans procès. Pire encore, les assaillants considéraient mes protecteurs comme mes complices ! Je craignais même pour leur carrière dans ce magasin que des clients délaisseraient en raison de cette attitude jugée trop bienveillante à mon égard.

Evidemment, voire heureusement, le responsable du magasin avait prévenu la police qui surgit après ces longues minutes de lynchage inapproprié.

Le mal était fait. Je me suis retrouvé au poste de police pour expliquer mon geste. Relâché à juste titre, je craignais la vindicte d’une partie de la population locale, avertie de cet épisode par les média et la vox populi, celle qui accuse sans aucune réflexion.

 

Au fil du temps, une distance s’est installée avec mon entourage. Des amis ont douté de ma sincérité. Mon épouse, a priori persuadée de la bonté de mon geste, garde un soupçon. Les services sociaux nous ont rendu visite à plusieurs reprises, ce qui a été remarqué par les voisins. Mes enfants, mon employeur, des collègues ont été questionnés.

Une grêle de dédains s’était abattue sur ma personne. Le moral, les amis, l’ambiance, le travail, tout partait à vau-l’eau.

Dans cet environnement hostile, mon épouse a finalement souhaité le divorce, que j’ai accepté.

 

Désormais, des anxiolytiques m’aident à supporter ma nouvelle vie d’ermite, végétative, sans travail, dans une autre région.

Dernièrement, un enfant pleurait dans la rue, manifestement perdu. Vous me comprendrez : je l’ai laissé seul dans son état de stress. Et là, j’aurais pu être accusé de non-assistance….

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