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FICTIONS

            SOMMAIRE

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Réminiscences        (Février 2025 - 4 minutes)

Le tram 19     (Mars 2024 - 5 minutes)

Les orifices mystérieux  (Janvier 2023 - 2 minutes)

Le moustique mensonger (Fev 2022 - 2 minutes)

Les deux raisins    (Sept 2022 - 1 minute)

Neige multicolore    (Janv 2021 - 1 minute)

La panne d'électricité     (Août 2021 - 2 minutes)

Ecologie de l'enfer    (Août 2021 - 1 minute)

La tristesse des parallèles    (Août 2021 - 1 minute)

Les deux frères    (Oct 2021 - 1 minute)

Poubelle tombale    (Décembre 2021 - 1 minute)

Panique    (Sept 2020 - 5 minutes)

Papiers froissés    (Oct 2020 - 3 minutes)

Le verrat normand    (Nov 2020 - 4 minutes)

La racine    (Nov 2020 - 3 minutes)

Réminiscences

 

- Bonjour Grand’pa, c’est Alex !

- Oh bonjour Alex !

- Tu m’entends, Grand’pa ?

- Parfaitement.

- Génial ! Sais-tu quel jour nous sommes ?

- Oh oui ! Le 23 juin.

- Exactement, et tu sais pourquoi je t’appelle ce jour-là ?

 - Comment puis-je l’oublier ? Le jour de ma rencontre avec ta regrettée grand-mère. Merci Alex d’y avoir encore pensé. Cela me fait tellement chaud au cœur de savoir que cette journée mémorable est conservée par ma descendance.

- Nous te l’avions promis que l’un d’entre nous t’appellerait chaque année à cette date-là.

 - Merci encore, et quelle émotion pour votre attention !

 - Et sais-tu d’où je t’appelle ?

 - J’imagine que c’est d’un des lieux que je vous ai relaté et que nous avions plaisir de fréquenter, ta grand-mère et moi. Chaque année, vous choisissez un lieu différent. Comme vous m’êtes agréables ! Plutôt que de chercher, je préfère que tu me le dises directement.

- Dans la forêt des Joudets, Grand’pa.

- Très bien Alex. Elle faisait partie de nos préférées.

- Tu me l'avais déjà dit. Je suis content que cela te plaise. Tu m'entends toujours bien ?

- Parfaitement ! Par quel endroit y es-tu entré ?

- Par le nord, en suivant le ruisseau.

- Ah ce ruisseau ! Comme il nous enchantait ! On l’appelait ainsi, mais c’était un peu plus qu’un ruisseau. Certains y péchaient parfois. Il leur fallait être patients pour récupérer quelque pitance. Mais je crois que l’harmonie des lieux leur faisait passer le temps. Tout le monde respectait le silence à ce moment-là !

- Je suis seul dans la sente. Je n’entends aucun bruit parasite. Je comprends ce que vous deviez ressentir tous les deux. J’imagine que vous ne parliez pas pour profiter de ce havre de paix.

- Tu as bien deviné. Et notre tendresse faisait aussi partie de l’harmonie.

- Je vais avancer comme si j’étais avec vous.

- Comme tu as de la chance, Alex, de pouvoir te mouvoir. Moi qui ne le puis plus, je ressens ce manque, et tu m’aides à le combler.

- Quand je me tais, qu’entends-tu ?

- Plein de choses, mais je ne sais pas si ce sont les bruits de ma pensée ou ceux que j’entends réellement dans le téléphone. Tu sais, c’est comme un vieux souvenir. Nous vient-il en mémoire parce qu’on l’a vécu ou parce qu’on a vu une photo qui nous l’inspire ?

- Aurais-tu envie de me le dire ?

- Ce que je perçois ?

- Oui, Grand’pa.

- Eh bien, d’abord, il y a le bruissement des feuilles. Il doit y avoir un petit vent !

- Tout à fait. Il rafraîchit l’air et c’est très agréable.

 -Oh comme je le comprends. On allait dans cette forêt pour profiter de son atmosphère encore fraîche au début de l’été. On s’y sentait transportés de bonheur. Je crois aussi que le ruisseau participait à la fraicheur.

- Et à part les feuilles, qu’entends-tu ?

- Il me semble aussi entendre le ruisseau. J’entends aussi tes pas dans la sente, et depuis qu’on parle, je présume que tu es arrivé près de la petite cascade qui fait monter le niveau sonore de l’écoulement jusqu’à couvrir tous les autres sons quand le courant est fougueux, surtout en fin d’hiver avec la fonte des neiges. Tu marches toujours ? J’entends la cascade de plus en plus faiblement.

- Oui Grand’pa.

- Alors, maintenant, j’imagine que tu t’enfonces un peu plus dans la forêt. Tu as dû prendre le chemin qui bifurque à gauche et qui s’éloigne du ruisseau ?

- Tu l’as parfaitement deviné.

- Nous aimions aussi prendre ce chemin qui nous permettait d’entendre les bruits classiques de la forêt. Tu te souviens que ta grand-mère était musicienne ?

- Oui, je me rappelle les sonates qu’elle jouait au piano quand j’étais petit.

- Et malheureusement, sa maladie l’en a empêché progressivement. Elle adorait jouer du Messiaen. Bon, c’est contemporain et ce n’est pas ce que je préfère… Il errait lui aussi dans la forêt pour recueillir les chants d’oiseaux. Il les recopiait directement sur place sur des partitions musicales. Quand on était dans la forêt, elle pensait à lui et à ses compositions.

- Et toi, tu n’as jamais fait de musique ?

- J’ai essayé, mais ce n’était pas brillant. J’ai préféré rester dans mon domaine de l’ébénisterie. A ma façon, je pianotais sur le bois…

- C’est vrai, j’aimais les objets que tu fabriquais. Et je me souviens de te regarder travailler le bois avec amour, le caresser, comme s’il s’agissait d’un enfant.

- C’étaient mes créations, alors, c’était effectivement comme des enfants.

- Pourtant, le bois que tu travaillais venait d’un arbre, comme ceux que tu admirais dans la forêt ?

- Tu as raison, on pourrait penser que c’est contradictoire. Si tu te souviens, tout ce que je faisais venait de chutes de bois dont la forme m’inspirait pour créer des objets divers et variés. Ces chutes provenaient de fabrications de meubles dont on a toujours besoin depuis très longtemps. Ce qui est important est de se servir de la forêt sans la détruire et en suivant son rythme normal de renouvellement.

- Je reconnais là ton côté écologiste. Tu entends d’autres choses dans la forêt que je parcours ?

 - Oui, bien sûr, ces oiseaux chéris de ta grand-mère.

- Tu sais les reconnaître ?

- Hélas non, mais j’adore les entendre. Tant pis si je ne les comprends pas. J’apprécie leurs sonorités, les gazouillis, les trilles, les silences aussi - comme dans la musique - les vocalises, les glissandos et les vibratos. Tout cela est sujet à l’émerveillement et au voyage dans le monde des volatiles. Et puis, tout c’est tellement gai à vous en retourner le cœur. Du moins, il agissait sur le nôtre !

- A quel moment de la journée vous baladiez-vous dans cette forêt ?

- Le matin, Alex, lorsque le soleil dardait à travers les feuillages pour nous offrir ces rais de lumière si bien perceptibles avec une légère brume.

- Vous étiez silencieux pendant votre marche ?

- Oui, régulièrement. Ta grand-mère me disait qu’elle en profitait pour entendre dans sa tête des morceaux de musique au rythme de ses pas. Parfois, nous nous arrêtions pour écouter les bruits de la forêt et ceux des oiseaux. A ce moment, il lui arrivait d’enlacer un tronc, ou de s’y adosser. Elle considérait qu’elle était en contact intense avec la nature pour y puiser de la force.

- Vous cueilliez des champignons ?

- Jamais ! Nous ne les connaissions pas assez pour se l’autoriser. Ecoute, Alex, tu m’as fait passer un magnifique moment. Je ne peux plus hélas profiter de ces occasions sur place. Alors, tes appels, comme tous ceux que je reçois sont des parcelles de bonheur. Je mesure la chance d’y avoir droit. Je sais ainsi que notre esprit perdure, tout en s’inscrivant dans des têtes différentes et plus modernes. Cela me fait chaud au cœur. Vous êtes tous formidables de déployer cette humanité qui à priori tend à se réduire de trop.

- Grand’pa, nous agissons tel qu’on nous l’a appris avec la conscience que notre vie d’aujourd’hui est une combinaison de l’histoire, du présent et des panoramas du futur.

- Je comprends que, progressivement, nous comptons de moins en moins au fur et à mesure que le temps défile.

- C’est peut-être vrai, mais il reste toujours l’âme que vous nous avez livrée et qui reste enfouie dans notre mémoire profonde.

- Celle-là tu pourras toujours aller la puiser dans la forêt. Il y a en elle la représentation de la vie, les effets des saisons, les naissances, les croissances et les morts. La vie y est libre pour les animaux comme pour les végétaux. Les grands arbres inspirent la force et l’envie d’élévation, non pas comme un concours de hauteur, mais pour fournir l’ombre, l’humus avec la chute des feuilles, pour devenir un repaire pour la faune et pour participer à l’équilibre en se mettant au service des autres espèces de la flore et de la faune. Les grands et forts au service des plus petits. Et surtout… on y trouve une grande déclinaison du vert, couleur de l’espérance.

- Je crois, Grand’pa, que c’est une belle conclusion de notre échange. Qu’en penses-tu ?

- Je ne dirais pas mieux. Merci mon cher, mon bel Alex pour ton appel. Me voilà reparti pour de nombreuses et belles journées avec le souvenir de ce moment intime entre nous deux. Au revoir, Alex, pense bien à ton avenir.

- Et au tien aussi, Grand’pa !

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LE TRAM 19

LUNDI

 

Alex

J’utilise le tram 19 pour mes trajets quotidiens. Je monte à son troisième arrêt où il est encore peu chargé de ses usagers habituels. Lorsqu’il se présente, ma coutume est d’observer les passagers déjà installés afin de viser un voisinage agréable pour les huit stations à parcourir. Aujourd’hui, je me dirige vers un siège faisant face une passagère que j’avais repérée, à l’apparence classique. Mais quelle passagère ! A peine installé et mon roman mécaniquement sorti, je ne peux détacher mon regard de cette créature. Cela ne m’était jamais arrivé. La beauté de mon vis-à-vis m’est indéfinissable. Aucun rapport avec les canons habituels des magazines. Je la définis tout simplement « classique », sans fard, aux vêtements conventionnels, sans chair exagérément dénudée. Ouvert au niveau de mon marque-page depuis mon installation, mon roman n'existe plus. D’ailleurs, plus rien d'autre n'existe que cet être face à moi. Un être réel d’une attirance fascinante. Je suis pétrifié. Par cette vision, plus aucun muscle ni aucun membre de mon corps ne bouge.

A un moment, elle lève les yeux. Ils rencontrent les miens. Incapable de supporter cette situation, je plonge immédiatement dans mon roman.

Mais mon obsession est de revenir à la contemplation de la passagère. Dans les confins de mon champ de vison, je constate qu’elle a repris sa lecture. Alors, je revisite progressivement ce tableau que je souhaiterais figer à tout jamais. Je me demande d’où vient cette incroyable attirance. Comme la Joconde, elle est tout simplement belle. Mais non, ce n’est pas tout simplement. La passagère m’est incompréhensiblement belle. Impossible d’en détacher le regard.

Malheureusement, la huitième station arrive et je suis contraint de m’extraire de mon nuage. Je referme le roman à la même page, je me lève à contrecœur et je sors avec cette image figée dans mon esprit. Sera-t-elle dans ce tram demain ? Est-ce un horaire inhabituel pour elle ? Ou le seul trajet qu’elle effectue dans ce tram ? C’est certain, j’y repenserai toute la journée, ce soir, demain. Ma vie me semble liée désormais à retrouver cette créature, quitte à faire tous les trams de la cité.

Et le soir, comment effectue-t-elle son retour ? La même ligne de tram ? A quel horaire ?

 

Marion

Plongée dans mon roman depuis le départ du tram, je commence à remarquer une curieuse absence de mouvement face à moi depuis quelques minutes. Une fixité inhabituelle telle une statue. Cela m'interpelle. Le passager d’en face n’a pas encore tourné de page depuis son installation. Allons, pour mon premier parcours, il faut que je tombe sur un cas !

Je relève mon regard jusqu’à tomber sur le sien qu’il détourne immédiatement vers son livre. Que dois-je penser de cette situation ? Suis-je en danger ? Un admirateur insistant ? Vais-je être suivie quand je descendrai ? Quelle stratégie dois-je décider ? Sourire si nos regards se croisent de nouveau, ou au contraire montrer un désintéressement ? Pour l’instant, je reste vigilante et je retourne à mon roman. Je n’arrive pas à me concentrer.

A l’approche d’une station, il se lève. Je ne bouge pas, je ne relève pas la tête. Il marche vers la sortie. J’espère qu’il n’est pas remonté à une autre porte. Je dois rester en alerte. Certainement un admirateur timide. Cela fait quand même plaisir !

 

MARDI

 

Alex

Vingt-quatre heures d’attente !!! Elle n’était malheureusement pas dans mon tram de retour hier soir. Ce matin, je m’organise pour arriver précocement sur le quai du tram 19. Mon objectif : repérer mon vis-à-vis d’hier dans l’une des rames qui s’arrêtent à cette station… dans l’hypothèse où elle refait le même trajet. Oh bonheur ! elle se trouve dans ma rame habituelle. Deviendrait-elle une habituée de ce trajet au même horaire que moi ? Ah ! Un passager lui fait déjà face !

Bien, je me positionne sur le quai pour être l’un des premiers à pénétrer dans la voiture. Malheureusement, je me retrouve à deux rangées de sièges de mon objectif visuel. Pour la contenance, j’ouvre mon roman au marque-page. Mon attention est évidemment figée sur le personnage incontournable de mon trajet.

 

Marion

Tiens ! J’aperçois mon admirateur. Oh pas de chance pour lui, la place en vis-à-vis est déjà prise ! J’en souris… Je confirme que cela fait plaisir d’avoir un admirateur muet, probablement inoffensif. Mais restons prudente… Ce matin, j’ai pris le même tram. Est-ce une coïncidence ? ou s’est-il arrangé pour monter dans le mien ? Il a choisi un siège me plaçant dans son champ de vision. Est-ce une stratégie à cet effet ? Je vérifie de temps en temps son intérêt insistant… A chaque fois que je lève le regard sur lui, il détourne immédiatement le sien.

Quel imbécile. Si j’avais envie d’un rapprochement, comment peut-il le savoir s’il ne supporte pas mon regard ? Grand timide, va !

A la même station qu’hier, il se lève, passe près de moi. Evidemment, je maintien le nez plongé dans mon livre. Pauvre enfant…

 

MERCREDI

 

Alex

Il y a une grande manifestation dans la ville. Le quai est bondé. Je devrai probablement voyager debout. La belle passagère d’hier et avant-hier sera-t-elle présente ? Assise ? Debout ? Visible ? Masquée par la foule ? « Grrr, foutue manifestation ! Mes espoirs de l’apercevoir ont de grandes chances de s’effondrer. A l’arrivée du tram, mes inquiétudes se confirment. J’aperçois ma cible engoncée dans une masse de passagers. Tant bien que mal, je vise la portière la plus proche. Plaqué contre les autres passagers, je me hisse sur la pointe des pieds pour n’apercevoir qu’une partie de son profil, parfois éclipsé par le mouvement de tête des passagers dans la ligne de mire. Trajet décevant. J’espère que ce sera le pire de la semaine et qu’il y en aura de bien plus profitables pour ma contemplation.

 

Marion

Pas de chance pour mon admirateur. Cette foule va lui apporter bien des soucis pour m’admirer. Comme par hasard, il monte dans le même tram. Cette fois, je ne doute plus qu’il attende le tram où je suis installée. S’il veut se rapprocher, il faudra qu’il joue des coudes. Pas simple avec cet entassement de passagers.

Mais oui, il semble se mettre sur la pointe des pieds. Il fait vraiment l’impossible. Le pauvre, j’ai l’air d’être une bouée de sauvetage pour lui. Qu’ai-je fait pour bénéficier de cet acharnement ?

Cette fois-ci, pour sortir, il ne passe pas près de moi.

 

JEUDI

 

Alex

Comme hier et mardi, j’arrive prématurément sur le quai. L’affluence a retrouvé ses habitudes. Heureusement, je ne vais pas revivre la déconvenue d’hier. Et surprise heureuse, mon dessein se réalise à souhait : une place est libre face à mon objectif. Je m’assieds face à ma déesse et je joue le lecteur absorbé par mon livre. Mon regard brownien scrute tout le corps de mon vis-à-vis. Je rattrape les minutes perdues la veille…

Aille ! Elle me regarde et son regard me tance. Franchement, je ne suis qu’un maladroit ! Elle vient de me faire comprendre qu’elle n’apprécie pas mon regard admirateur. Peut-être se sent-elle déshabillée ? Ce n’est pas ce que je désirais. Juste admirer une œuvre d’art.

Evidemment, grand timide, je n’ai qu’une solution : enfoncer immédiatement mon regard dans mon livre. Où en étais-je ? De tout façon, impossible de me réinstaller dans le texte. Mon esprit est trop absorbé par mon vis-à-vis. A l’orée de mon champ de vision, je déguste ce qu’il me reste possible d’apercevoir.

 

Marion

Une place est libre en face de moi. Mon admirateur va-t-il s’y installer ou ne l’osera-t-il pas ? Cela va être amusant à observer…

Il s’assied en face de moi. Je reste plongée dans mon livre, feignant l’indifférence à son manège tout en maintenant un œil sur ses agissements. Il ouvre son livre. Evidemment, il ne tourne aucune page. Je sens son regard insistant. Son attitude commence à me gêner, comme s’il me harcelait. Je ne voudrais pas que son insistance devienne une obsession. Je lève les yeux vers les siens et par mon regard lassé et désapprobateur, mes lèvres contractées, et un soupir désespéré, je lui fais comprendre que je n’accepte pas son comportement à mon égard.

Ça marche ! Le voilà penaud, le regard dirigé vers son livre, la face rougissante. Le pauvre, incapable de gérer son émotion.

La fixité du livre ne me laisse aucun doute. Je prends cette situation en patience, appréciant malgré tout l’admiration dont je fais l’objet tout en maintenant la vigilance une fois de plus.

 

VENDREDI

 

Alex

De nouveau, je me présente en avance sur le quai et je retrouve mon idole dans le tram habituel. Cette fois, je ne vais pas me positionner en vis-à-vis, même si une place est libre. La leçon d’hier m’a bien servie. J’ai été un sacré maladroit ! Je peux comprendre que mon regard insistant l’ait gênée. Pourtant, elle ne me regardait pas. C‘est fou comme on peut s’apercevoir d’une situation sans avoir le regard dessus. Je pense que je ne devais pas bouger, et en oubliant de tourner des pages, on peut vite comprendre que mon attention n’était pas mon livre, mais bien autre chose.

Aujourd’hui, je vais m’installer à une rangée d’écart pour lui éviter de subir ce vis-à-vis gênant. C’est plus raisonnable, sans doute.

Je monte dans la rame et je m‘assieds comme je l’avais décidé. J’ouvre mon livre et je tourne les pages de temps en temps. Elle est parfaitement dans mon champ de vision, et toujours aussi sublime. Je n’arrive toujours pas à m’expliquer cette beauté. D’autres personnes la trouvent peut-être quelconque. Ce n’est pas mon cas. Comme j’aimerais pouvoir l’aborder. Mais comment ? Je suis trop timide. Je me sens tout petit face à cette déesse que j’ai installée sur un piédestal.

Bon, je vais avoir le week-end pour y penser. Il faut absolument que je trouve une méthode pour l’aborder tout en espérant qu’elle efface de ses pensées mon comportement d’hier. En attendant, profitons du spectacle, de ce tableau vivant si attractif.

 

Marion

Et revoilà mon admirateur. Tiens ! II ne s’assied pas en face de moi malgré la place libre. Je pense que mon regard désapprobateur d’hier lui a fait comprendre le sentiment désagréable du regard insistant. J’imagine qu’il va encore m’observer depuis son poste éloigné. Qu’ai-je en moi ou sur moi qui l’attire autant ? Mes habits ont été différents chaque jour. C’est donc autre chose… Il ne paraît pas dangereux. Laissons passer ce moment.

 

SAMEDI

 

Alex

Deux journées sans voir ma déesse. Que fait-elle aujourd’hui ? Maintenant, il faut que je pense à la méthode pour l’aborder. Quel jour serait le mieux ? Lundi est probablement trop tôt. C’est le jour où l’on reprend les habitudes de trajet. Mardi serait le mieux. Mais vais-je oser ? C’est ma plus grosse difficulté…

 

Marion

Ma semaine de formation est terminée. Elle m’a été très profitable. Et puis, j’ai compris que je pouvais attirer quelqu’un. C’est à la fois agréable et peut-être dangereux. Cette fois-ci, je suis tombée sur un grand timide. Néanmoins, je dois rester vigilante, même sur le trajet habituel que je vais reprendre dès lundi…

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Les orifices mystérieux

 

Nous habitons une maison ancienne que nous rénovons. Un jour, en décollant le papier peint de notre chambre parentale, je remarquai un minuscule orifice dans le mur. Il était fin et semblait profond.

Intrigué, j’arrêtai mon activité pour y enfiler une longue aiguille. A ma surprise, elle semblait parcourir l’épaisseur de la paroi, légèrement en oblique. Poussant un peu trop fort mon outil explorateur, je perçai le papier peint de l’autre face du mur, une autre chambre. Je ne compris pas la raison de ce tunnel fin. Un passage de câble électrique ? Pourquoi pas. Aussi exigu, le trou n’avait probablement pas de fonction de judas.

Je restai sur ma faim et poursuivis mon travail de décollement, jusqu’à une découverte de même nature sur le même pan de mur. Après une exploration similaire, il présentait les mêmes caractéristiques. Quelques différences : le premier à gauche au bas du pan de mur, orienté vers la droite, le second en hauteur, au centre du mur, orienté vers le bas.

Ces trous bien formés, rectilignes ne semblaient pas exister par hasard. A priori, leur similitude leur conférait la même fonction. Était-ce le cas ? Leur inclinaison montrait probablement une incapacité du réalisateur à percer correctement à angle droit. Ce pourrait être le cas d’un insecte perforateur. Mais il serait incapable d’effectuer cette rectitude dans un mur composé de plâtre, d’une structure bois et de remplissage en briques. Non, ce n’était probablement qu’une œuvre humaine. Mais dans quel but ?

Je continuai le décollement du papier pour atteindre le côté droit du mur où je fis une troisième découverte encore identique à la même hauteur que la première. L’exploration indiquait une inclinaison vers la gauche et une perforation totale du mur.

Tout cela était bien énigmatique…

Je poursuivis le décollement tout en réfléchissant à mes trois découvertes : trois trous parfaitement exécutés, rectilignes, débouchant dans la pièce contiguë et inclinés. Cette dernière caractéristique me semblait curieuse. Un maladroit, aurait répété l’erreur en déviant probablement de la même façon. Alors, pourquoi trois inclinaisons différentes ?

Ces trois orifices pouvaient être les 3 sommets d’un triangle. Je le traçais sur le mur. Il n’était ni rectangle, ni isocèle, ni équilatéral. Je mesurais les dimensions des côtés et vérifiais s’il n’y avait pas un quelconque rapport avec le nombre d’or. En vain. J’en traçai les médiatrices, bissectrices, hauteurs. Je procédais à différents calculs angulaires et trigonométriques. Rien de bien significatif n’apparaissait.

C’est alors que je m’interrogeais sur le mode de percement du mur : et s’il avait été perforé depuis l’autre face dans la pièce adjacente ? Les bonnes informations seraient alors probablement définies par les trous de l’autre face. J’entrepris alors la même procédure géométrique sur l’autre face du mur. Là aussi, aucune conclusion possible, du moins avec mes connaissances mathématiques.

Pourtant, plus cela semblait incompréhensible, plus je me persuadais que cette intrigue avait une solution.

Une exploration plus poussée du mur ne faisait apparaître aucun autre trou, ni aucun autre indice. Je devais donc me contenter des seuls constats déjà évoqués.

Il me fallait donc considérer ce mystère avec un autre regard. Pouvant remettre la réponse aux lendemains, je décidai d’utiliser les conseils nocturnes…

C’est en lisant un article sur les lunettes de Galilée qu’une idée me vint subitement :  et si les orifices du mur avaient servi de viseur ?

Viser un personnage qui passerait dans la trajectoire ? Les orifices auraient alors servi de sarbacanes ? Trois orifices pour trois possibilités d’atteindre la cible. Peut-être y avait-il eu d’autres orifices pour multiplier les chances ? Ceux-ci auraient alors été rebouchés. Cette idée est compatible avec l’étroitesse du canon pour propulser un projectile très fin, comme une aiguille d’infirmier.

J’avais là une réponse à l’énigme. C’est ce que je croyais.

Quelque temps plus tard, je me suis intéressé à la trajectoire des projectiles depuis chaque trou. Pour cela, j’ai placé une ampoule forte à l’entrée de chaque trou dans notre chambre. Dans la chambre adjacente maintenue dans l’obscurité, je voyais donc des rais de lumière qui définissaient des trajectoires. Puis, j’ai tendu des fils correspondant à la ligne de mire des orifices. Curieusement, ces fils convergeaient sur le mur opposé vers une petite zone à quelques trente centimètres du sol.

L’idée d’utiliser les orifices pour lancer des projectiles perdait de sa logique. Pour atteindre une cible mouvante, il aurait été plus rationnel de choisir différentes directions et non pas une seule ; sauf si on savait que ladite cible devait se trouver à cet endroit pour atteindre ses mollets. Cela me paraissait trop restrictif.

Je me suis intéressé à cette zone visée par les rais. Elle se trouvait dans l’âtre d’une cheminée. Il est possible que les orifices n’eussent pour but que d’indiquer cet endroit. Un code en quelque sorte.

Avec un marteau et un burin, j’ai exploré cette zone. Je ne vous ferai pas languir davantage : le mur recelait une cavité … vide. Non, il n’y avait ni trésor, ni parchemin, ni couloir supplémentaire.

L’énigme des orifices était enfin résolue. Faute de trésor caché, le nôtre était cette maison recelant un mur indicateur d’une ancienne cachette.

Mais la conclusion de cette énigme en soulevait deux autres :

  • Que contenait cette cachette ? Des lingots ? Des bijoux précieux ? Des documents ? Et qui avait intérêt à y déposer secrètement ces objets ?

  • Et comment ces orifices ont été réalisés avec cette inclinaison précise ?

Je n’ai pas encore la réponse…

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LE MOUSTIQUE MENSONGER

 

Paru dans une revue scientifique :

Maintenant, il est prouvé que le moustique bleu est bien le résultat de mutations successives d’une des espèces du moustique tigre. Cette dernière mutation hiberne dans les serveurs des réseaux sociaux. Nous le dénommons désormais « moustique mensonger ». La raison est simple : nombre de ces moustiques bleus hébergent le virus dit « mensonger », lequel, lors de piqûres par l’insecte, s’introduit dans notre sang pour ensuite s’installer dans le cerveau au niveau des zones du raisonnement. Ce virus est alors capable de modifier la polarité des informations. Ainsi, un « oui » peut se transformer en « non », un vert peut devenir un rouge, etc.

 La victime n’est pas consciente de son infection d’autant plus qu’il est difficile de repérer ce type de moustique. Seules ses pattes possèdent la couleur bleue, un bleu foncé assez peu distinguable. Mais les dégâts sont présents. Hormis l’analyse sanguine, une des façons de détecter la présence de ce virus dans le corps est de questionner ses interlocuteurs. Par exemple : « ai-je raison de dire que cette herbe est verte ? » Sa réponse pourra vous renseigner à condition, bien sûr, que lui-même n’ait pas été infecté par le virus, ce qui vous induirait en erreur.

La question est alors : qui croire ? Les politiques, les journalistes, les experts, atteints par ce virus émettent alors des opinions et des analyses inappropriées. Les citoyens, infectés ou non, seront alors de plus en plus démunis en termes d’informations. Qu’en sera-t-il lors des votes ? Déposeront-ils des bulletins contraires à leurs idées ? Une proposition de loi a été déposée par un parlementaire exigeant que tous les élus ayant pouvoir de délibérer ainsi que les professionnels de l’information se fassent tester hebdomadairement et interdisant toute activité dans son domaine jusqu’à disparition du virus. Une sorte de détecteur de ce fléau du mensonge involontaire, mais qui n’évaluera pas la capacité au mensonge volontaire par action ou par omission.

A ce jour, des recherches sont en cours pour un vaccin contre cette nouvelle maladie. De même, des pistes sont à l’étude pour soigner les personnes atteintes et éradiquer la prolifération de ces moustiques dans les serveurs des réseaux sociaux. En l’absence de résultats, nous pourrions imaginer l’installation d’une pandémie à l’instar de la Covid et de la grippe espagnole.

Par chance, la présence de ce virus dans le corps n’affecte aucune autre fonction de l’organisme. De ce fait, aucun risque létal n’a été identifié.

Globalement, nous craignons les déformations générales d’informations, mais nous y sommes déjà habitués…

 

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LES DEUX RAISINS

 

Un pauvre homme eut le malheur de devoir une grosse somme à un vieil épicier qui convoitait sa fille Gabriella. Le commerçant lui proposa de renoncer à sa dette s’il l’épousait.

Alors, il leur proposa le marché suivant : après avoir mis un raisin blanc et un raisin noir dans un sac, Gabriella devrait choisir à l’aveugle. Avec le raisin noir, elle deviendrait la femme de l’épicier et la dette de son père serait oubliée. Avec le raisin blanc, elle n’aurait pas besoin de se marier avec lui et la dette de son père serait là encore oubliée. Si elle refusait de prendre un raisin, il intenterait un procès à son père.

Le pauvre père et Gabriella acceptèrent.

L’épicier montra les deux raisins et les déposa dans un sac. Mais Gabriella soupçonnait un tour de passe-passe pour y déposer deux raisins noirs. Elle plongea sa main dans le sac et en tira un raisin. Sans le regarder, elle l’avala aussitôt.

  • Mais qu’as-tu fait Gabriella ? s’étonna l’épicier

  • Vous vantez tellement la qualité de votre marchandise que je n’ai pas pu résister… Regardons dans le sac. Si c’est un noir, cela signifie que j’ai tiré un blanc.

L’épicier n’osa pas avouer sa malhonnêteté. Gabriella n’épousa pas le vieil épicier et la dette de son père fut effacée.

Une maligne, cette Gabriella...

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NEIGE MULTICOLORE

 

Cette nuit, quittant leur nuage

Et effrayés par leur chute vertigineuse et glacée,

Les flocons exprimèrent une peur bleue.

Ainsi, ce matin, le paysage est revêtu

D’un charmante pelisse azurée.

 

A midi, les zones ensoleillées verdissent :

La couche bleutée de la nuit a fondu,

Se mêlant à la neige jaune encore épaisse de la veille,

Que le soleil avait tenté de faire disparaître

Pour affaiblir cette concurrence dorée.

Il y parvint par endroits, dévoilant une nappe orange,

Mariage de cette ouate blonde sur l’incarnate qui la supportait.

 

Oh ! Quel magnifique paysage nous offre cette neige multicolore,

Décidant de sa teinte à son grès.

Nos yeux sont éblouis par ces fards irisés.

La verdure se vêt de tous les tons,

Les vallées s’illuminent

Enguirlandées par les cimes colorées,

Et les sentiers nous racontent une histoire aquarellée.

Nos journées sont joyeuses par ce chatoiement,

Echo permanent d’un arc-en-ciel fugitif.

 

Alors, dussè-je savoir que la neige n’est que blanche,

Laissez-moi rêver de sa métamorphose moirée.

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LA PANNE D'ELECTRICITE

 

Noé ouvre les yeux. Il regarde autour de lui : tout est noir. Il se tourne vers le radioréveil : éteint. Bizarre se dit Noé. Aurait-il été débranché ? Non ! il fonctionnait hier soir à son coucher. Il se souvient même avoir regardé l’heure avant de s’endormir : 23h30.

Intrigué, il se lève et se dirige à tâtons vers la cuisine pour consulter son portable. Les volets sont fermés. Aucune lueur n’apparaît depuis la rue. Noé parvient au buffet, saisi son téléphone et allume l’écran.

  • Noooonnn !!! Il est 8h30 !

Son réveil aurait dû sonner à 7h15. Que se passe-t-il ? Une panne de courant ? Noé se précipite vers le bouton d’éclairage : pas de lumière. Il veut ouvrir les volets électriques : ils ne remontent pas.

Il se rue vers la chambre :

  • Vite Zoé, il est 8h30 ! Il n’y pas d’électricité dans la maison. Il faut réveiller Léa. Elle va être en retard à son école. Je vais voir le disjoncteur qui a certainement sauté !

Eclairé par la fonction torche de son téléphone, Noé se dirige vers le tableau électrique dans le garage. Les lieux sont glacés par cet hiver interminable.

  • Mince, le disjoncteur n’est pas déclenché. Aucune lueur ne traverse les volets :  il n’y a pas d’éclairage dans la rue. C’est donc une panne de quartier !

Noé ouvre légèrement la porte piétonne du garage et constate l’absence d’éclairage public. Frigorifié, il retourne dans la maison et commence à comprendre la situation.

Pas d’électricité dans le quartier, le noir complet dans la maison. Uniquement les portables pour s’éclairer.

Tous les trois œuvrent précipitamment pour se laver, se vêtir, n’avaler qu’un jus de fruit.

Puis Zoé et Léa sortent pour prendre leur bus.

Noé se redirige vers le garage pour monter en voiture. Mais, inquiet, il pense à sa mère qui vit seule dans sa maison, avec une assistance respiratoire. Son appareil, branché sur le courant, possède au moins cinq heures d’autonomie sur batterie, temps suffisant pour l’information automatique des secours et leur intervention.

Par sécurité, il décide de l’appeler. A cette heure-ci, la connaissant, elle est évidemment réveillée. L’appel s’interrompt très vite : pas de réseau.

  • Quoi ? pas de réseau ? D’habitude, çà passe sans problème ici ! Le relais lui aussi serait sans électricité ? Ce serait alors une panne étendue au-delà du quartier ? Evidemment, si Maman a essayé de me joindre, elle n’a pas pu… Et l’appel automatique n’a pas pu prévenir les secours ? Mon dieu, il faut absolument que j’aille chez elle avant mon boulot.

Noé récupère la clé de la maison de sa mère, et retourne vers le garage. Il ouvre la porte, débranche le câble de recharge de sa voiture électrique, s’installe sur le siège conducteur, met le contact, et le tableau de bord lui informe une charge batterie très faible.

  • Mais … elle a chargé toute la nuit ! Mais !!! Cela veut dire que la panne d’électricité a démarré très tôt dans la nuit, il y a plus de cinq heures ???? Mamaaaannnn !!!

 

 

Noé oscille nerveusement la tête, s’agite, crie des mots incompréhensibles.

  • Noé, Noé, qu’as-tu à t’agiter ainsi ? lui demande doucement Zoé, penchée sur lui.

  • Je ne sais pas, je crois que je viens de faire un affreux cauchemar.

  • Alors ce n’est pas grave. T’en souviens-tu ?

  • Vaguement, mais ce matin, je passe chez Maman pour vérifier que tout va bien chez elle…

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ECOLOGIE DE L’ENFER

 

Une température infernale règne dans l’enfer. Normal me direz-vous : l’enfer, c’est l’enfer.

Résultat avantageux : les âmes infectes et nauséabondes ne polluent plus la nature en n’y trainant plus. Comme des bois putréfiés ou rongés par des insectes indésirables, craquant, fumant et pétant de toute part dans le brasier qui le réduit en cendre. Elles se consument lentement mais sûrement, à leur corps défendant. Corps ? Elles l’ont quitté depuis quelque temps. Et contre quoi ou contre qui les âmes doivent-elles se défendre ? Leur place en ce lieu semble bien méritée, à quelques erreurs divines près (Dieu est-il vraiment infaillible ?).

Néanmoins, à l’heure où la souffrance animale est proscrite au bénéfice du bonheur de vivre, doit-on maintenir ces pénitences des âmes, condamnées à la damnation, dans l’endurance du feu intense et éternel, cheminant dans un dédale de flammes et de braises ? Doit-on encore supporter cette idée de châtiment extrême alors que la condamnation à mort est abolie ?

Tout cela n’est-il que l’enfer du décor dans notre monde moderne où le péché mortel est encore ainsi traité ?

Et que dire de toute cette énergie nécessaire à l’alimentation d’un crématoire de l’âme ? Que dégage-t-il qui pourrait impacter notre couche d’ozone, entre autres ?

Enfin, nous savons que la moindre suppression d’une espèce, qu’elle soit utile ou à priori inutile, contribue à détruire l’équilibre écologique. La destruction des âmes indésirables serait ainsi une erreur. Je suggère donc d’abandonner l’expédition des âmes damnées en enfer et de leur faire regretter leurs gestes terrestres par un séjour commun avec leurs opposées qui se chargeront de leur rééducation…

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LA TRISTESSE DES PARALLELES

 

Ah quelles vies que celles des parallèles !

Jamais elles ne se rencontreront.

Jamais leur chemin ne se croisera.

En maintenant leur éloignement l’une de l’autre, ce sont deux vies de droites sans communiquer entre elles.

Quelles perspectives ? Uniquement deux possibilités opposées : se rejoindre à l’infini à chacun des bouts. Mais l’infini est loin, au-delà de l’horizon… Il faut une éternité pour l’atteindre.

Alors, les plus chanceuses évoluent bord à bord, à vue d’œil. Les plus éloignées se dédaignent.

Ah ces mathématiciens qui organisent la vie dure à ces droites. Pourquoi ce sadisme ? Pour le simple plaisir de la science ? Pour satisfaire le grand Euclide ? Pour que la géométrie ait cette exception des droites non sécantes ? Pour que des barres parallèles soient malmenées par des gymnastes acrobates, ou encore pour que des trains puissent rouler en les écrasant de tout leur poids ?

Pour que finissent ces vies asociales et insupportables, je propose la création du syndicat des parallèles. Il y serait inclus une section des parallèles terrestres, ces cercles qui eux aussi s’ignorent. Les tropiques du Cancer et du Capricorne en seraient les codirigeants avec toutes latitudes d’actions, les quarantièmes rugissants animeraient les manifestations.

Alors, Mesdames et Messieurs, n’oubliez pas ces parallèles tristes de ne pouvoir se serrer la main, de ne pas profiter de la chaleur du contact, condamnées à une vie où l’infini n’est que leur seul espoir.

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LES DEUX FRERES

Selon « les deux lions » de Florian.

 

Deux frères pensionnaires, pressés et heureux de rentrer chez leurs parents, se rendent à pied à la gare ferroviaire pour y prendre le train. Seul celui-ci leur permet d’effectuer le trajet jusqu’à la ville parentale.

Le train suivant partira dans une semaine.

 

En route, les deux frères échangent sur l’heureuse semaine qu’ils ont passée au lycée de Rateville, sur les enseignements entendus de leurs professeurs, sur les jeux dans la cour et les sorties en ville.

Mais rien ne leur est plus agréable que ce retour pour aller embrasser leurs parents et se retrouver chacun dans leur chambre d’enfance avec tous les livres et jouets dont ils ne pourraient se séparer.

Excités par ce retour, ils marchent vite dans les rues de Rateville, oubliant les vitrines pour ne se concentrer que sur les pas les menant à la gare.

Parfois, bien que sans anxiété de l’horaire, ils courent, impatients, vers leur destination.

Arrivés en avance, ils discourent sur les prochaines activités des deux semaines de congés à leur domicile.

…..

Le train entre en gare. Les hauts parleurs diffusent le traditionnel « Rateville, deux minutes d’arrêt ».

Tout à coup, chacun des deux frères décide de monter en premier dans le wagon.

Sur le quai, ils s’invectivent et se bousculent pour s’arroger le droit à la priorité. La fraternité s’éclipse au profit de la tension presque fratricide. Tapant des pieds, frappant des mains le torse et les membres de l’autre, la colère escalade des pentes absurdes.

La violence de la lutte fait se retourner les autres passagers abasourdis par cet échange imbécile.

L’intensité de leur verbiage insensé ne leur permet pas d’entendre « attention à la fermeture automatique des portes ».

Le train reprend sa course sans les deux frères que la querelle stupide a laissé sur le quai…

 

Les divisions, l’orgueil et la folie engendrent des situations ridicules.

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POUBELLE TOMBALE

 

Définitivement allongé dans notre dernière demeure,

Ou réduit en cendres par les flammes,

A proximité de l'enveloppe qui ceindra nos restes,

Je propose d’y installer une poubelle pour notre future vie tombale.

Puisque nous ferons le bilan de notre vie,

Nous y mettrons progressivement tous les déchets de notre existence.

Nous l'alimenterons au fil des réminiscences.

Y entreront les mauvais souvenirs,

Ceux de notre enfance, de notre période scolaire,

De notre vie professionnelle, de notre retraite.

Nous n'oublierons pas d'y enfermer les émotions négatives vécues.

Nous y déposerons aussi nos faux amis,

Ceux qui, proches ou éloignés,

Nous ont fait croire à leur proximité,

Et ont fui lorsque nous avions besoin d'eux.

Y tomberont nos échecs (humains, nous en avons eu !).

S'y intégreront aussi les angoisses surgies à certaines périodes.

Il ne restera progressivement que nos souvenirs positifs.

Ceux-là que nous avons transmis pour certains,

Omis de diffuser pour d'autres.

Ainsi notre âme, si elle existe encore,

Et si elle résiste à l'éternité comme certains le font croire,

Notre âme, dis-je, atteindra alors la sérénité.

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PANIQUE

Cette fin d'après-midi, Amandine décide de rester plus tardivement au bureau pour terminer un dossier. Elle adore son travail enthousiasmant et correctement rémunérateur. Le dirigeant de la PME et ses collègues sont agréables. Toute cette équipe fait du bon travail, les clients expriment leur satisfaction, et tout le monde prend du plaisir à œuvrer dans cette entreprise. Tout va pour le mieux. Amandine jouit pleinement de cette situation presque idyllique. Ce soir, elle pourra récupérer ses enfants un peu plus tard, mais pas après 19h30 : la nourrice a prévu une sortie théâtre avec son mari. Alors, Amandine en profite pour boucler le dossier de subvention qu'elle doit envoyer après-demain. Cela lui laissera demain pour le vérifier et réaliser les ajustements nécessaires. Sereine, elle pourra l'expédier en temps voulu.

18 heures. Il lui reste au moins une heure avant de partir. Parfait ! se dit-elle. Seule dans les bureaux, elle savoure cette tranquillité. Pour être à pleine capacité, Amandine décide d’aller se vider la vessie. Classiquement, elle, elle ferme la porte des toilettes. En se rhabillant, Amandine constate l'absence de la poignée pour ouvrir la porte.

- Bon sang, comment vais-je sortir d'ici ?

 Par reflexe, Amandine se met à crier.

- Il y a quelqu'un ?

Evidemment, personne ne répond. Elle cherche instinctivement son téléphone dans la poche arrière du jean. Absent. Elle l’a laissé sur le bureau…

 Seule dans le bâtiment, coincée dans les toilettes, elle est incapable de joindre quiconque. Des enfants à récupérer. Un dossier à boucler... Amandine commence à paniquer. Elle était restée pour profiter de sa disponibilité pour ce dossier ; ce sera en pure perte avec un problème sur les bras :   rester la nuit dans cet antre, ce qu'elle ne peut pas envisager. Son mari va rentrer dans une maison vide, et il ne pourra pas la joindre, les enfants encore chez la nourrice. Qu'en pensera -t-il ? La pression monte. Amandine se sent incapable de trouver une solution. Son angoisse monte. Elle ne parvient pas à réfléchir. Ses gestes deviennent saccadés. Elle regarde à gauche et à droite, mais elle ne voit que des murs, une cuvette et un distributeur de papier toilette. Au-dessus, un plafond. Elle est dans une cage hermétique. Aucune possibilité de passer au-dessus des murs qui atteignent le plafond. Il faut absolument ouvrir cette satanée porte !  Amandine commence à se ruer sur la porte. Elle essaie de forcer l’ouverture avec son épaule. Peine perdue : la porte s'ouvre vers l'intérieur. Il faudrait pouvoir la tirer. Amandine se penche, se met à genoux, veut la tirer par le bas. Parfait, ses doigts passent sous la porte. Elle l'agrippe de toutes ses forces et tente de l'attirer vers elle par tractions énergiques. La porte tremble mais ne s'ouvre pas. Amandine pousse un cri animal de désespoir, vaincue. Tous ses efforts son anéantis. Elle ne voit aucun espoir de sortir de cette impasse. Ses enfants chez la nourrice, son mari au domicile, probablement perplexe sur la situation, la nourrice en colère ne pouvant elle aussi la joindre pour comprendre. Son mari va peut-être penser à venir au bureau ? Il verra de la lumière mais ne saura pas si Amandine est présente : le parking est derrière et l'enceinte est bouclée. Il ne verra pas si la voiture est présente ou non. L’enceinte grillagée est une précaution contre les intrusions ; aujourd’hui, Amandine aurait souhaité qu'elle n'existe pas.

- Mon mari pourrait penser à un flirt ! Croira-t-il ma version quand je serai sortie de cette poisse ?

Une simple porte sans poignée et c'est la galère.

Amandine se sent vaincue, abandonnée, condamnée à passer la nuit dans ce réduit, délivrée le matin par le personnel de ménage probablement vers 6 heures. 10 heures dans ce réduit !

Folle de rage de devoir supporter cette attente avec les risques de suspicion de son mari, Amandine se rue de nouveau sur la porte, frappe des points et des pieds pour se défouler tout en sachant que cela n’attirera personne. Sa tête oscille de droite à gauche. Ses cheveux sont ébouriffés par ces gesticulations au demeurant inutiles. Son regard n'est plus dirigé. Tout devient flou. Elle fait le plus de bruit possible pour compenser son désarroi. Tout ce qu'elle pourrait imaginer pour se défouler lui conviendrait. Justement, son regard se pose sur un objet métallique qu'elle saisit avec rage et détermination. Elle frappe les murs et la porte. Elle assène des coups violents. Des marques apparaissent sur les surfaces. Elle poursuit en rayant, martelant, griffant. Son objectif insensé est de détériorer un maximum, comme si cela pouvait lui apporter le sésame. Elle est au bord de la folie quand un geste la blesse au poignet. Elle s'arrête, stupéfaite de cet événement, lâche la pièce métallique et regarde son poignet. Tout en le massant, elle essaie de comprendre comment elle a pu se blesser avec cette pièce. Elle l'examine attentivement : une boule ovale et une tige carrée. Elle la tenait par la tige et frappait avec la boule. Cette dernière est lourde. C’est évidemment celle-ci qui a frappé son poignet ! Une masse comme cela ne peut que faire mal. Curieusement, cet événement apaise Amandine . Il détourne son esprit. Elle s'assoit sur l'abattant rabattu  sur la cuvette. Vaincue, fatiguée par toute cette énergie déployée, la rage cède aux longs sanglots. Elle crie son désespoir, ses enfants qu'elle ne reverra pas ce soir sans qu'ils sachent pourquoi, son mari exaspéré par ses appels sans réponse, la nourrice qui s'énervera de ne pas être libérée et ratera la soirée qu'elle avait programmée. Quand les sanglots commencent à réduire, Amandine rejette un coup d'œil a son  environnement étroit. Son regard passe sur l'objet métallique. Elle le réexamine et brutalement elle comprend qu'il s'agit ... de la poignée de la porte...

 

Epilogue

 

Amandine, furieuse de ne pas avoir aperçu la fonction de cette pièce métallique dès sa prise en main l'installe nerveusement dans la serrure,  et elle ouvre précipitamment la porte qui cogne violemment contre le mur. Elle se rue vers son bureau, rate un virage en se tordant la cheville et cassant son talon à aiguille. La douleur est présente mais Amandine n’en tient pas compte et termine sa course en boitillant. Elle revêt son manteau, prend son sac et sort de son bureau sans éteindre son ordinateur ni ranger ses dossiers. Elle court vers sa voiture, enclenche l'ouverture à distance et s'installe au volant. Dans son énervement, elle cale, redémarre et enclenche l'ouverture du portail du parking. En mode accéléré sur le trajet vers la nourrice, dans sa folie, elle grille le seul feu rouge du parcours, faisant freiner brutalement et klaxonner un véhicule sur la route prioritaire. Sans encombre technique, l’esprit embrouillé par ce qui vient de lui arriver, Amandine parvient devant la maison de la nourrice. Elle ouvre sa portière précipitamment sans observer la voiture qui la suivait et qui l’évite de justesse, suivi d’un coup d’avertisseur sonore. Elle se précipite vers la porte d’entrée de la maison, sonne, sonne, sonne. La nourrice ouvre à une personne livide qui lui tombe dans les bras, en sanglots, incapable d’articuler une quelconque explication de son attitude.

Quinze minutes plus tard, rassérénée, Amandine installe ses enfants dans la voiture et se dirige calmement, plus calmement qu’à son habitude, vers son domicile conjugal sans oublier cet épisode épique qui deviendra un mauvais souvenir et sera l’objet de conversations amusées.

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PAPIERS FROISSES

 

Je lisais tranquillement un roman, installé contre la vitre d’un vieux train encore en circulation. A l’arrêt d’une gare, un voyageur s’approche de ma banquette.

  • Excusez-moi, Monsieur, m’autorisez-vous à prendre votre place pour être contre la vitre ?

  • Euh.. Vous y tenez ?

  • Particulièrement.

  • Je n’y vois pas d’objection si vous le souhaitez vraiment.

  • C’est presque impératif pour moi.

  • Eh bien, je vous laisse la place.

Le nouveau voyageur s’installe donc à ma place contre la vitre, et moi à sa droite. Il ouvre un magazine et s’y plonge attentivement. J’imagine alors que cette personne est sujette à une phobie de type « dans un train, être absolument assis contre une vitre ».

Subitement, j'entends un déchirement de feuille. Détournant mon regard vers la gauche, je constate que mon voisin déchire la feuille qu'il venait  probablement de lire.  Puis il la froisse pour la mettre en boule. C'est alors qu'il descend la vitre, ce qui provoque un courant d'air froid que j'aurais bien évité et qui fait virevolter les rideaux. Il jette la boule à l'extérieur et remonte la vitre. Je suis décontenancé par son geste peu écologique, d'autant plus que nous avons une poubelle à notre disposition à chaque rangée de sièges. Et puis pourquoi se délester d'une feuille à la fois ? S’il souhaite alléger son magazine, autant le faire une fois pour toutes en arrivant à son domicile. Craignant de tomber sur un mal-luné (cette boule jetée, s’asseoir absolument contre la vitre), je reste coi et reprends malgré tout la lecture de mon roman.

Trois minutes plus tard, le même bruit de déchirement de feuille me fait de nouveau orienter mon regard vers la gauche. Mêmes gestes. Papier froissé. Descente de la vitre. Courant d'air. Boule jetée à l'extérieur. Remontée de la vitre. Quel malotru ! me dis-je. Quelle honte ! Néanmoins, comme un couard, je me tais, comme la fois précédente, pestant sur ces comportements inciviques. J'aurais bien aimé que le contrôleur passe au même moment et le verbalise (si tant est qu'il puisse verbaliser ces gestes). S'il recommence, je prendrai mon courage à deux mains et je lui ferai remarquer son incivilité !

Et il a recommencé ! Quatre minutes plus tard. Déchirement, boule, vitre baissée, jet de la boule, vitre remontée.

-      S'il vous plaît, Monsieur, pourquoi faites-vous cela ?

  • Quoi, cela ?  

  • Eh bien, jeter du papier par la fenêtre !

  • Cela vous gêne ?

  • Bien sûr, cela me gêne. On ne jette pas du papier dans la nature !

  • Et pourquoi ?

  • Mais parce que  les papiers se jettent dans la poubelle ! Vous en avez une à votre disposition sur votre gauche.

  • Mais moi, Monsieur, je ne veux pas les déposer dans la poubelle. Je veux les jeter par la vitre.

  • Mais pourquoi donc ?

  • Parce que j'opère de cette façon depuis mon enfance. Mes parents en faisaient autant. Et je les en remercie.

  • Mais vous êtes fou ?

  • Pourquoi fou ?

  • A part vous, personne ne jette de papiers par la fenêtre d'un train sauf quelques énergumènes comme vous qui décident de polluer stupidement la planète.

  • Alors vous devriez remercier ces énergumènes.

  • Je rêve ! Mais pourquoi donc vous remercier ?

  • Eh bien, cher Monsieur, parce que ce geste évite aux crocodiles d’aller sur la voie.

  • Alors oui, vous êtes fou !

  • Fou, peut-être, mais y a-t-il des crocodiles sur la voie ?

  • Bien sûr que non !

  • Vous voyez : ça marche !

  • Mais c'est de la superstition !

  • Superstition ou pas, vous constatez l'absence de crocodiles sur la voie, il me semble.

  • Mais c'est une évidence ! Sans même jeter du papier par la fenêtre, il n'y a pas de crocodiles sur la voie !  Il ne peut pas y en avoir !

  • Qu'est-ce qui vous le prouve ?

  • En France, il n'y en aura jamais !

  • Grâce à mon geste, Monsieur.

  • Mon Dieu, pincez-moi pour que je me réveille.

  • A propos de votre Dieu. Vous le priez dans vos églises pour cesser des guerres qui en fait ne s'arrêtent jamais. Moi, je jette des papiers par la fenêtre pour éviter les crocodiles sur la voie, et ça marche. Alors, laquelle des deux croyances est la moins aberrante ?

  • …. ???

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LE VERRAT NORMAND

 

Isidore, fils d’un fermier normand, hérita de son oncle. Pourquoi son oncle ? Tout simplement parce que ce dernier, veuf sans descendance, était le parrain d’Isidore, son seul filleul. Dans le panier de l’héritage : un gros verrat reproducteur. Le reste n’était que quelques broutilles sans grande valeur. Alors, Isidore est allé chercher l’animal, fier de cette nouvelle propriété, bien connue dans le canton pour ensemencer avec succès les truies des environs, lesquelles mettaient bas des porcelets bien en chair. Une nouvelle et belle source de revenu  pour Isidore !

A son père, les voisins disaient : « quelle chance pour Isidore de recevoir ce cadeau en héritage » ! Invariablement, il répondait : « p’t’êt que c’est ben, p’t’êt que c’est mauvais. »

Tous ceux qui utilisaient jusqu’alors les services de l’oncle d’Isidore,  en empruntant le verrat pour engrosser leurs truies, se tournèrent vers le nouveau propriétaire du géniteur. Isidore se prit d’amitié pour cet animal, source de revenus complémentaires et substantiels. Tous les jours, il le nourrissait, nettoyait son enclos et lui renouvelait sa litière. Tous ces petits soins s’effectuaient avec toutes les précautions nécessaires. Chacun sait que le verrat équipé de ses deux crocs peut devenir dangereux et blesser très fortement quiconque ne serait pas dans ses petits papiers. Mais Isidore était le seul à s’occuper de son verrat et escomptait bien que ce dernier lui témoigne la reconnaissance correspondante. Ainsi, seul Isidore s’occupait de son protégé pour gérer les séances de plaisirs.

Mais un jour d’orage, ne connaissant pas encore toutes les subtilités de comportement des verrats, Isidore ne comprenait pas que sa source de revenu était quelque peu indisposée par l’électricité dans l’air. Oh ! cela ne se remarquait pas au premier abord, et seul un œil averti aurait évité la suite des événements. A peine Isidore avait-il mis le pied dans l’enclos que le verrat se jeta sur son maître, le bascula et lui laboura la jambe droite avec ses crocs. Alertés par les cris d’Isidore, son père et un journalier accoururent pour le sortir de cette situation difficile.

Plus de mal que de peur, mais la très sérieuse blessure à la jambe fit claudiquer Isidore pour le restant de ses jours. Alors, à son père, les voisins disaient : « quelle malchance pour Isidore d’avoir cette infirmité » ! De nouveau, invariablement, il répondait : « p’t’êt que c’est ben, p’t’êt que c’est mauvais. »

Malgré sa claudication, Isidore put reprendre son activité rapidement après une période d’intérim assurée par son père particulièrement vigilant après cet accident. Evidemment, il développait le maximum de prudence en craignant que le verrat ne se rappelle l’assaut et conserve une envie de le bousculer de nouveau. Tout changement minime de comportement était suspect et l’objet d’une attention soutenue ; dans ce cas, Isidore appelait son père à la rescousse pour maintenir le verrat dans un coin, prêt à lui planter une fourche dans la chair en cas de danger.

Ainsi, dans cette situation, la famille put continuer à profiter des revenus des fornications du verrat avec les truies voisines jusqu’à ce que la France soit impliquée dans une guerre nécessitant la mobilisation de la population masculine en âge de combattre. La claudication d’Isidore lui épargna cette charge et il pût rester à la ferme. Ainsi, à son père, les voisins disaient : « quelle chance pour Isidore de rester à la ferme pendant que tous nos fils partent à la guerre » ! Invariablement, il répondait : « p’t’êt que c’est ben, p’t’êt que c’est mauvais. »

La guerre fut perdue pour la France qui se trouva envahie par l’ennemi, provisoirement l’espéraient de nombreux français, pendant que d’autres profitaient de la présence de cet envahisseur pour améliorer leurs conditions de vie aux dépends de leurs concitoyens. Pendant cette présence importune de l’ennemi, Isidore continuait à faire travailler son verrat, lequel était insensible à la situation politique tant que des truies lui étaient présentées régulièrement. Par solidarité avec son milieu paysan, Isidore ne cherchait pas à profiter de sa propre situation pour engraisser malhonnêtement son portefeuille, générant à son égard une considération et une notoriété de ses clients.

Néanmoins, soucieux de son approvisionnement alimentaire,  l’ennemi décida de gérer lui-même sa production porcine et confisqua le verrat d’Isidore. Ce dernier en fut tant marri qu’il en perdit la santé. Son ami verrat qui était presque devenu son confident tellement il lui parlait, son compagnon de tous les jours et une belle source de revenus, avait été kidnappé par la force armée. Qu’adviendra-t-il de son verrat ? Sera-t-il choyé comme Isidore était capable de s’en occuper avec amour ?

A son père, les voisins disaient : « quel malheur pour Isidore de voir son verrat réquisitionné » ! A tous, il répondait : « p’t’êt que c’est ben, p’t’êt que c’est mauvais. »

Mais Isidore dépérissait. Le mal atteignit ses entrailles. Il ne mangeait plus, s’oubliait jusqu’à la folie. La médecine était impuissante et ne put sauver Isidore de l’agonie suivie d’un arrêt du cœur. A ses funérailles, une foule est venue remercier Isidore pour son attitude tarifaire et responsable pendant cette période difficile. Ses parents poursuivirent l’exploitation de la ferme telle qu’elle était avant l’arrivée du verrat. Ils s’accommodaient de la disparition de l’animal.

Enfin, les circonstances firent que la France retrouva son intégrité en boutant l’ennemi hors de son territoire. Par reconnaissance, l’administration française décida de rendre le verrat à son propriétaire et en avertit les parents d’Isidore. Et là, son père prit une décision ferme : « Ah non ! Sa présence a blessé Isidore, puis son absence l’a achevé ! Gardez-le ! ».

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LA RACINE

  • Au revoir, Jordan, dit le dentiste en le raccompagnant jusqu’à son assistante. Si tu es d’accord, la prochaine fois, nous extrairons la racine.

  • D’accord docteur. J’imagine que ce ne sera pas tout simple.

  • Effectivement. Ne t’inquiète pas Jordan, on y arrivera.

 

  • Le pauvre, dit Madame Foulin à Monsieur Turdal qui patientaient tous deux dans la salle d’attente.

  • C’est vrai, à cet âge, si jeune, lui répondit Monsieur Tudal, avoir déjà des dents en si mauvais état au point d’en être contraint à enlever une racine !

  • Oh vous savez, les jeunes maintenant ne font plus attention à leur santé. Je suis certaine que Jordan se gave de sucreries au point d’en avoir gâté ses dents.

  • Bien probable ! Quand je vois mes petits enfants qui réclament régulièrement des bonbons, c’en est à faire peur du futur état de leurs dents. Je ne cesse de dire à ma fille de faire attention, mais elle oublie souvent mes conseils… Quand elle était jeune, on a pris les bonnes précautions, mais elle semble ne plus s’en souvenir. Pourtant, les tentations étaient bien là, et nous étions fermes. Ce n’est pas le cas des parents de maintenant ! dit-il d’un air résigné.

  • Oh mais savez-vous que Jordan est jardinier chez des particuliers ? intervint Madame Bernisse. Et il se pourrait que le dentiste lui ait demandé d’exécuter des travaux chez lui. Peut-être qu’il lui a proposé d’extraire la racine d’un arbre de son jardin ?

  • Pourquoi pas, répondit Mr Turdal, d’autant plus que Jordan lui a dit que ce ne sera pas très simple. Et je crois que Jordan est très apprécié pour son travail. Jeune mais très efficace paraît-il. Alors, s’il dit que ce sera compliqué, c’est qu’il a une petite idée du travail. Apparemment, on peut lui faire confiance sur son jugement.

  • Vous croyez ? reprit Madame Foulin. Je connais un peu le jardin du Docteur. On habite dans la même rue. Et je ne vois pas quel gros arbre aurait été coupé au point d’avoir des difficultés à extraire ses racines.

  • Peut-être un arbre qui a été coupé il y a très longtemps en laissant les racines en place. Et maintenant, elles le gêne, lui rétorqua Monsieur Turdal. J’en sais quelque chose, c’est ce que j’ai constaté dans mon jardin après avoir emménagé. Une grosse racine mal placée pour le réaménagement. Le paysagiste a sué sang et eau pour l’extraire. Moi-même, j’en aurais été incapable. Et pourtant, peu de travaux me font peur !

  • Oui, mais si l’arbre est ancien, les racines sont pourries, reprit Madame Foulin. Ça facilite le travail d’arrachage !

  • Cela dépend des arbres. Certaines racines restent intactes, ou quasiment.

  • Alors, vous pensez que c’est la racine d’une dent ? demanda Madame Bernisse à Madame Foulin.

  • Connaissant les mauvaises habitudes des jeunes, je n’en serais pas surprise !

  • C’est fou comme on peut être incertain, dit Monsieur Turdal. Le dentiste a évoqué une racine, et on est incapable de savoir si cela concerne une dentition ou un jardin. Finalement, la langue française n’est pas assez riche ! Deux mots différents nous auraient mieux renseignés, et sans ambiguïté.

  • D’accord, lui répondit Mme Bernisse, mais remarquez que c’est parce que nous sommes des curieux. Tout cela ne nous regarde pas, après tout ! Il s’agit de la vie privée de Jordan, ou du dentiste.

  • Je suis d’accord avec vous, lui répliqua Madame Foulin. Mais, ma fille qui est professeur de français vous aurait certainement dit qu’on utilise le même mot parce qu’on a affaire à la même fonction : la partie qui est implantée dans du dur pour que l’ensemble se tienne. On parle bien de la racine d’un cheveu, par exemple.

  • Quelle discussion ! répondit Monsieur Turdal. Je n’imaginais pas qu’on aurait cet échange en attendant un rendez-vous médical.  Je serai plus malin à la sortie. Il faudra que je revienne plus souvent.

  • Au moins, la racine d’une dent ou d’un arbre aura été la racine d’une conversation, s’amusa Madame Bernisse.

Et tous rirent de bon cœur sans connaître la solution.

 

Quelques jours plus tard, Jordan se présenta au domicile du dentiste.

  • Bonjour Jordan.

  • Bonjour Docteur.

  • Bien, comme d’habitude, on se met dans la salle à manger. Et aujourd’hui, je vous montre les équations du premier degré et comment en extraire la racine…

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