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FICTIONS 2

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Vendredi             (Novembre 2025     - 10 minutes)

Vendredi

 

   Depuis combien de temps était-il sur cette île ? Il ne saurait le dire. De nombreuses années. Il y a vécu plusieurs étés et subi plusieurs hivers. Au début, quand il avait échoué sur cette terre inhabitée (il s'en est aperçu après l'avoir traversé dans tous les sens), il avait pris la résolution de graver son calendrier. Puis le temps se déroulant, l'absence de passage de bateau dans la zone, il s'est résigné à sa situation qu'il avait réussi à maîtriser. Il avait donc cessé de mesurer l’écoulement du temps et avait décidé d'en prendre son parti jusqu'à sa fin naturelle. Quand ? Comment ? Il n'en savait rien. Cela se passera comme n'importe quel animal en fin de vie. D'ailleurs, il était devenu sauvage, comme une bête. Comme tel, il passait son temps à parcourir l'île pour rester en bonne santé et pour se nourrir. Sur ce bout de terre, il y était la seule espèce dans son genre. Les autres êtres vivants étaient quelques mustélidés qu'il avait appris à capturer pour sa nourriture, des insectes qu'il avait goûtés pour les sélectionner et par vagues migratoires, des volatiles qui utilisaient cette île pour se reposer et reprendre des forces. C’était sa période gastronomique.

   Désormais, il connaissait les moindres recoins de l’ile et il saurait la dessiner de tête. A force de la parcourir, il avait tracé des chemins pour créer des circuits de footing, toujours pour le maintien de sa forme, et aussi pour parcourir rapidement certaines distances en cas de nécessité. Quelles nécessités d’ailleurs, puisqu’il était convaincu d’être maintenu à vie sur ce bout de terre ?

   Ses habits d’origine ont totalement disparu, à quelques morceaux de chiffons près. Les feuilles et les peaux de bête successivement collectionnées et cousues avec des fils issus des lianes lui servent pour les périodes chaudes et froides. Les chaussures ont rendu l’âme et la marche quotidienne pieds nus a formé des cornes sous les pieds qui le protègent désormais des aspérités du sol.

   A l’instar de nos aïeux préhistoriques, il s’est constitué des outils divers et variés pour les travaux nécessaires à sa subsistance et à ses loisirs. Car il en a, en particulier des sculptures en bois. Il ne connaissait pas cette discipline, mais il l’a apprise sur le tas, nécessairement par lui-même, fabricant au fur et à mesures les outils utiles. A ce jour, il pourrait ouvrir une boutique ou un site marchand sur internet, sauf qu’aucun client ne se présentait sur son ile et que l’accès au web lui était impossible. Il est donc collectionneur de ses propres œuvres qu’il dissémine sur l’ile.

    Telle était la vie de Vendredi.

   C'est ainsi qu'il s'appellera dans peu de temps…

   …lorsqu’un autre bateau sombra à proximité.

   Ce jour-là, il y avait une énorme tempête. Presque un ouragan. Quelques arbres sur l'île furent arrachés, et de nombreuses branches échouées au sol, une aubaine pour Vendredi qui allait en profiter pour récupérer du bois qui séchera naturellement. La mer était terriblement agitée avec d'énormes vagues. Retranché dans les hauteurs de son domaine, Vendredi eut juste le temps d'apercevoir les voiles d'un bateau qui aurait pu être providentiel s'il n'y avait pas eu ce satané vent qui lui empêchait de démarrer un feu pour signaler sa présence aux seuls marins à utiliser cette route maritime depuis de si nombreuses années. A l’instar de sa propre histoire, ce bateau sombra... L'apparition des voiles fut trop fugitive. Avec l'agitation de cette mer, Vendredi ne prévoyait même pas qu'il y eût un quelconque survivant. Néanmoins, depuis le promontoire, il distingua une personne qui nageait vers l'île. Tiendra-t-il l'effort pour atteindre le rivage ? Par chance pour lui, cette victime se dirigeait vers la zone ensablée, ce qui facilitera son échouage.

   A cet instant, Vendredi se posa la question : est-ce une chance ou un risque de découvrir un compagnon ? Une opportunité ou une menace ? On s'entendra ou on se détestera ? Comment le savoir ? Vendredi décida de le laisser s'échouer sur le sable, et de l'observer probablement quelques jours pendant sa découverte de l’ile.

   Cela lui rappela son arrivée sur cette terre au milieu de l'immensité maritime. Trop petite, trop éloignée, non peuplée, elle n'était pas répertoriée sur ses cartes maritimes. L'est-elle maintenant ? Vendredi réalisait le tour du monde en solitaire, il y a bien plus d'une décennie. Un périple qui lui permettait d'échapper à la turbulence générale du monde qu'il ne pouvait plus supporter. Sa fortune le lui permettait et personne ne l’attendait réellement. Pas d’enfant, pas d’épouse, plus de parents sinon éloignés. Il avait décidé cette façon de vivre comme un ermitage. Le hasard voulut que son naufrage et son arrivée sur cette île soit dans la droite ligne de ses souhaits de s'échapper à la civilisation.

   Il se sent bien sur son île. Il en a fait son paradis. Même devenu sauvage, sa condition lui convient parfaitement. Il se demande même s’il manifesterait sa présence en cas de passage d’un navire à proximité, sinon pour partager quelques instants afin de se mettre à jour sur l’état du monde et faire savoir qu’une vie en solitaire sur une ile est possible. Il ne redoute que l'apparition d'une grosse maladie qui le ferait souffrir, maladie qu’un porteur comme cet arrivant pourrait lui transmettre…

   Raison supplémentaire pour observer cet intrus ou futur compagnon qui vient troubler sa solitude.

II

 

   Après une lutte très physique contre la mer démontée, le rescapé du bateau parvient à la plage sud de l’ile. Exténué par cet incroyable effort, il rampe jusqu’au peu de sable sec restant, non balayé par les vagues agressives, afin d’y reprendre des forces. Il git sur le ventre, la joue droite appuyant sur le sable, le bras gauche contournant le dessus de la tête, la jambe droite faisant un angle droit avec son tronc. Il est revêtu totalement de latex bariolé qui offre des reflets satinés sous l’éclairage solaire filtré par les épais nuages. Par les mouvements saccadés de ses avants bras et de ses jambes, on sent qu’il est agité. Il y a de quoi après la frayeur de sa vie, une vie qui ne comptait que sur les forces du nageur, et qui à chaque instant devait paraître une éternité pour avancer mètre par mètre, avec la crainte de voir son énergie s’anéantir avant d’avoir atteint le rivage.

   En l’observant depuis la lisière du bois jouxtant la plage, Vendredi se remémorait son combat identique pour rejoindre cette ile, la terrible peur de ne pas y parvenir tout en ne sachant si l’aboutissement allait être un havre paisible ou une nasse dangereuse. Il lui semble que les conditions de la mer lui étaient moins hostiles qu’aujourd’hui et que le rescapé arrivé sur la plage devait posséder des forces quasi surhumaines pour y être parvenu. Le corps musclé étalé sur le sable en témoignait.

   Immédiatement, Vendredi comprit qu’une éventuelle lutte physique entre les deux serait à son désavantage. Il fallait alors en faire un ami. Le premier contact allait donc être décisif. L’observation du rescapé devait être rapide pour qu’il ne soit pas incité à comprendre qu’une longue attente serait le reflet d’une suspicion qu’il n’apprécierait pas.

   L’immobilité de l’arrivant indique qu’il s’est endormi. Vendredi voit son dos monter et descendre au rythme de sa respiration devenue apaisée. Le mieux est de le laisser dans cet état qui lui permettra de calmer son corps et ses esprits. Rêve-t-il ? Ou des cauchemars l’envahissent-ils, évoquant ces derniers moments d’incertitude, voyant peut-être la mort à proximité ?

   Vendredi attend patiemment. Voilà des années qu’il attend une présence humaine. Que sont ces quelques minutes au regard du temps de présence sur cette ile ? Il est habitué à l’attente comme pour attraper une proie. Tel le chat, il sursoit à une attaque surprise, préférant l’effectuer au meilleur moment qui lui procure plus de chance de succès. Ces attentes peuvent être longues. Comme les félins, il a appris à maîtriser l’engourdissement de ses muscles, variant précautionneusement les positions ; il a aussi réussi à gérer l’absence de bruit à l’approche grâce à la souplesse acquise dans ses membres inférieurs.

   Vendredi attend. Cela lui procure quelques instants supplémentaires de réflexion pour aborder le naufragé. Comment aurait-il voulu être accosté à son arrivée sur cette terre ? Assez rapidement lui semble-t-il pour comprendre rapidement comment envisager cette nouvelle vie, les modes de chasse pour s’alimenter, quelle végétation est-elle acceptable pour le corps humain, comment faire du feu, quelles sont la forme et les dimensions de cette ile, comment s’occupe-t-on… Tout un apprentissage dans un lieu hors du commun avec des us et coutumes de sauvages.

   Son plan est quasi décidé. Il va le laisser se réveiller, observer cette plage, probablement de long en large, commencer à ausculter le bois depuis la lisière (c’est ainsi que Vendredi avait opéré). C’est à ce moment qu’il apparaîtra, les mains vides, assez loin mais bien visible, montrant une attitude de bienvenue pour chasser rapidement l’impression d’hostilité que le naufragé pourrait craindre. C’est alors que le premier échange pourrait s’effectuer sur le sable. Se posera la question de la langue. Vendredi a conservé des notions d’anglais qu’il avait l’habitude de parler à lui-même à haute voix, ne serait-ce que pour maintenir une capacité à dialoguer. Il avait même composé des textes qu’il se récitait, faute de pouvoir en conserver des traces écrites. Il parlait à la flore, aux animaux et surtout aux oiseaux de passage, se disant qu’ils repartaient transmettre ses paroles sur d’autres rivages.

   Le nouvel arrivé commence à remuer ses bras. Sa tête oscille légèrement. Puis les jambes se mettent à bouger. Manifestement, il se réveille. Que se passe-t-il dans sa tête ? Sait-t-il qu’il est naufragé sur une ile ? Il se retourne sur le dos. Ses mains chassent le sable de son visage et frottent les yeux qu’il ouvre progressivement. La luminosité filtrée par la masse des nuages ne le gêne pas. Il soulève légèrement la tête qui oscille à droite puis à gauche. C’est certain, il constate qu’il est sur une petite anse. Face à lui, la mer encore démontée et écumante rugit à l’assaut de la plage. Le vent ne faiblit pas. Il se redresse en position assise, le tronc en avant. Il se passe les mains sur le visage, puis se le secoue, probablement pour vérifier qu’il ne rêve pas. 

   Vendredi se souvient de tous ces gestes, comme s’il était dans la nature humaine de procéder selon ce rite lorsqu’on tombe dans une situation inattendue où il faut passer de l’état de rêve apparent à l’état de réalité : il faut « atterrir » mentalement et faire face à une condition autant inattendue que presque ubuesque.

III

 

   Après de nombreux allers et retours du regard et une vision vers la lisière, le naufragé se lève, recommence son inspection visuelle. Il est bien sur une anse inconnue face à une mer démontée, ne possédant sur lui que sa combinaison en latex, entièrement livré à lui-même. Tel que l’avait prévu Vendredi, il parcoure cette plage de long en large plusieurs fois, s’arrêtant de temps en temps pour observer en profondeur au-delà de la lisière, probablement pour imaginer ce qui peut l’y attendre lorsqu’il commencera à s’y enfoncer.

    Vendredi profite d’une halte du naufragé en bout de plage, alors que son regard suit le bord des vagues pour apparaître doucement à l’autre extrémité. Il veut montrer qu’il laisse au naufragé l’opportunité de décider. Vendredi avance les bras en avant pour exprimer un accueil chaleureux. Puis il marche lentement vers le naufragé. Selon Vendredi, tous ses gestes veulent exprimer une bienvenue.

   Interloqué par l’apparition d’un sauvage, le naufragé se fige. Evidemment, il ne s’y attendait pas. Peut-être pensait-il devoir gérer une vie de solitaire en attendant le passage d’un navire ? Mais voilà qu’en face de lui se présente une forme humaine, à priori d’origine blanche, certes loin des standards occidentaux par son apparence et ses habits faits de feuilles et de peaux de bête. L’attitude de cet autochtone se dirigeant vers lui l’engage à en faire autant, tout en se questionnant, pendant ce rapprochement, sur les formes du premier contact. Il se passe les mains sur le visage, toujours pour s’assurer qu’il est bien en situation réelle. Que va-t-il se passer ? Son cœur bat fortement autant par la joie de retrouver un semblable, la crainte du premier échange, et l’angoisse d’un avenir peu prometteur à la vue de cet homme qui manifestement n’a pas pu s’échapper de ces lieux, ce qui va probablement être son avenir de naufragé.

   A quelques pas l’un de l’autre, ils s’arrêtent. Que faut-il faire ? Vendredi ne bouge plus. Il veut laisser l’initiative au naufragé qui a davantage de questions personnelles que lui. Il repositionne ses bras en avant en signe d’accueil. Dans le regard de son hôte, il voit passer la joie d’être accueilli et la tristesse de son sort.

   Soudainement, le naufragé s’effondre à genoux et se met à sangloter profondément, le visage enfoui dans les mains. Comme une délivrance. Le trop plein d’émotion déborde. Il est secoué de spasmes intenses, infinis. Tout le passé récent se déverse : la tempête, les voies d’eau dans la coque, le naufrage, la nage épuisante vers la plage, la mort prête à le faucher à chaque vague gigantesque, la respiration haletante, le souffle court, les tasses dans les moments de faiblesse, l’avenir de naufragé puis cette apparition inespérée.

   Vendredi s’assied à ses côtés. Il a vécu tout cela et le comprend. Il lui laisse vider son émotion. Il attend avant de poser délicatement quelques doigts sur l’avant-bras de son hôte. Certes le corps du naufragé est puissant mais l’esprit manifeste sa faiblesse toute naturelle en ces circonstances.

   Lorsque les sanglots s’apaisent, Vendredi approche sa main du naufragé. Il l’observe et le plaint intérieurement.

- Je suis désolé d’avoir pleuré, lui dit le naufragé, c’est la première fois que j’ai autant sangloté.

- C’est aussi la première fois, je présume, que vous vous retrouvez sur une ile au milieu de la mer lui répond Vendredi

   Les deux personnages viennent de s’apercevoir qu’ils utilisent la même langue. Et ils se tombent dans les bras.

- J’imagine que tu as plein de questions à me poser comme celles qui me sont venues à l’esprit en échouant sur cette ile.

- C’est le cas, mais je ne sais pas par laquelle commencer. Et je t’avoue que ce qui me préoccupe le plus est mon avenir, les miens qui doivent se poser plein de questions et comment revenir chez moi. Mais en te voyant, je suis à la fois heureux de ne pas être seul, et effrayé que tu n’aies pas pu t’en échapper. Depuis combien de temps es-tu sur ce bout de terre ? Et quel est ton prénom ? Moi c’est Robinson.

- En quelques mots, je n’ai plus compté les jours depuis longtemps et j’en ai même oublié mon prénom.

- Et par quel prénom voudrais-tu être nommé ?

- Aucune idée. Aux enfants recueillis, on donnait le saint du jour.

- Ouh, je n’ai aucune idée du saint d’aujourd’hui.

- Mais quel jour est-on ?

- Vendredi.

- Alors, appelle-moi Vendredi.

- C’est original, et c’est ta décision, Vendredi.

   Pour la première fois, les deux nouveaux compagnons rient. Un rire plutôt nerveux pour Robinson, comme un exutoire : la situation est tellement étrange et nouvelle.

   La tempête s’est partiellement calmée, facilitant la conversation.

- Donc tu ne sais pas depuis quelle année tu es sur cette ile !

- Non plus du tout. Je dirais plus de dix ans.

- Plus de dix ans !!!

- Et tu n’avais pas de balise sur ton bateau ?

- Aucune.

- Pourtant, les balises existent depuis longtemps !

- Oui, mais j’ai refusé d’en avoir.

- Toi aussi tu étais seul sur ton bateau ?

- Oui.

- Mais ta famille a dû s’inquiéter et faire des recherches ?

 - J’étais seul au monde et cela me plaisais de naviguer sans avoir de compte à rendre. Maintenant, je navigue sur mon ile et je m’y plais. De toute façon, personne ne connaissait les routes que j’empruntais. Alors, il aurait fallu explorer toutes les mers pour me retrouver.

- Et tu aimerais revenir vers le monde civilisé ?

- Je n’en sais rien. En fait, je ne me suis posé cette question que quelques mois à mon arrivée, puis je me suis fait à ma situation qui est en quelque sorte une réponse à mon envie de fuir le monde. Je crois que tu auras le temps de m’expliquer ce qu’est devenue la civilisation.

   Un silence s’installe. Robinson hoche la tête verticalement. Il vient de comprendre que les objectifs de Vendredi sont opposés aux siens. Il voudra tout faire pour revenir vers son monde et son activité. Vendredi le laisse dans ses pensées. Il a l’habitude d’attendre. Rien ne le presse et tout en souhaitant saisir l’occasion de ce visiteur pour savoir ce qu’est devenu le monde qu’il a fui depuis de nombreuses années, il laisse à Robinson la liberté de reprendre la conversation.

- Ecoute, Vendredi ; c’est bizarre de t’appeler Vendredi. Tu es sûr que cela te convient ?

- Totalement puisque c’est inusuel.

- D’accord, on continue ainsi. Il faut que tu saches que je n’ai aucune envie de rester sur cette ile. Grâce à mes équipements de navigation, on devrait me retrouver. Rassure-toi, ce n’est pas à cause de toi que je ne connais pas encore, bien que ton accueil montre que tu es certainement une bonne personne.

- Je vais t’aider autant que je le peux. As-tu une idée du nombre de jours qu’on mettra à te retrouver ?

- Je n’en sais rien. Moins d’une semaine.

- Alors, j’ai une question : quand j’ai échoué, cette ile n’existait pas sur les cartes marines. Et maintenant ?

- Elle est présente sur les miennes. Probablement depuis que nous avons des images satellites de toute la terre.

- Donc tu as confiance dans les capacités de recherche ?

- Complètement.

- Imagine qu’ils n’y arrivent pas ?

- Cela me paraît peu probable. Dans les trente minutes avant mon naufrage, ma position a été envoyée automatiquement. Donc les organisateurs de la course savent où je suis.

- Ah, tu faisais une course en solitaire !

- Exactement. Mais comment sais-tu que j’étais seul sur le bateau ?

- Depuis qu’on se parle, tu ne t’es inquiété d’aucune autre personne.

- Bien vu.

- Avec la tempête qu’on a eue, es-tu certain que le signal a bien été transmis.

- Il n’y a aucune raison qu’il n’ait pas été reçu. Cette technique a été éprouvée sous les climats hostiles et fonctionne parfaitement, dans les quarantièmes rugissants par exemple.

- Alors, on va te retrouver. J’en suis content pour toi, et je vais vite perdre un compagnon qu’il me plaisait d’accueillir.

- Pourquoi perdre ? On a tous les deux la mer dans le sang, pourquoi se quitter ?

- Tu voudrais rester sur l’ile avec moi ? Pas de souci, je vais te montrer comment on y vit très bien.

- Non, je pensais que tu allais profiter de mon sauvetage pour retrouver le monde.

- Je crois que cela va être trop compliqué pour moi.

- Je respecte ton point de vue.

- Imagine-toi plus de dix ans sur cette ile sans rien regretter des périodes antérieures.

- Je vais avoir du mal à me l’imaginer. Mais si tu reviens parmi nous, tu vas avoir plein de choses à raconter ! Tu vas écrire un ou plusieurs livres ! Tu vas être connu, invité ; tu vas même devenir riche grâce à cela !

- J’ai été riche, et malgré cela, j’ai souhaité m’éloigner de toutes les contingences du monde civilisé. Et je ne le regrette aucunement. Mais de cela, je vais tout te raconter : mon bateau sombré comme le tien à quelques pas d’ici, mon arrivée sur l’ile, mon adaptation et ma vie plaisante. Tu pourras la raconter, ajouter à ta célébrité, écrire, avoir des droits d’auteur que je te lègue sans problème. Je ne demande qu’une chose : que personne ne connaisse ma position. Je ne veux pas devenir un sujet d’attraction visité pour sa sauvagerie.

- Même pas un scientifique qui pourrait en déduire des capacités humaines d’adaptation pour l’avenir de tes semblables ?

- C’est une bonne idée, mais je crois que j’aurais du mal à me confier. Laisse-moi le temps d’y réfléchir.

- Quand on viendra me chercher, du moins, j’ose bien l’espérer, tu te cacheras pour que les sauveteurs n’aient pas connaissance de ton existence ?

- Je le voyais ainsi.

- Imagine que mes sauveteurs en profitent pour visiter l’ile ! Ils constateront que la nature seule n’a pas pu aménager tout ce je présume que tu as créé ?

- Tu leur expliqueras que tu l’as fait toi-même.

- Impossible en si peu de temps (s’ils me trouvent en moins d’une semaine).

- Alors, il faudra leur demander de se taire à jamais.

- Tu y crois ?

- J’aimerais qu’il en soit ainsi. Mais je peux comprendre que la faiblesse de certains les amène à se faire valoir par cette information.

- C’est ce que tu risques.

   Ils se taisent. Robinson se rend compte qu’il laisse à Vendredi une question en suspens. Sa présence sur cette ile sera éventée. Il devra donc se ramener à la civilisation. Pour évacuer ce moment, Robinson se lève et propose :

- Vendredi, il faudrait faire un feu de bois.

- Tu veux te réchauffer ?

- Non, mais la fumée manifestera ma présence sur cette île.

- Depuis des années, tu es le seul à avoir approché cette île. Le prochain sera dans des années…

- Je pense plutôt que le prochain sera dans quelques heures.

- Quelques heures ??? Tu rêves !

- J’espère que non. Je t’explique…

   …Robinson lui explique que pendant ce temps, au PC de la course, l’arrêt de la transmission de la position du bateau de Robinson génère un branle-bas intense. Ses fans qui le suivent minute par minute par internet s’inquiètent. Les médias relaient l’information. Un bâtiment militaire est dépêché sur les lieux. On demande à tous les navires à proximité de détourner leur route. Un avion de la marine part survoler la région.

- Dommage, moi qui croyais avoir découvert un compagnon pour longtemps...

IV

 

​   Vendredi et Robinson s’évertuent à réaliser un tas de bois sur la plage. La tempête précédente les a aidés à fournir des branches qu’il suffit de ramasser au sol. Puis, avec sa technique ancestrale, Vendredi démarre le feu. Le nuage de fumée s’épaissit au fur et à mesure.

   Un avion vrombit au loin à la grande joie de Robinson qui s’y attendait tout en craignant une défaillance de la technique de positionnement de son bateau. A son apparition, les deux naufragés augmentent la charge de bois pour former un signal de fumée plus intense. Ils constatent que l’avion effectue des allers et retours au loin. Soudainement, il abandonne sa méthode de ratissage des lieux et bifurque vers l’ile. Robinson suppose que observateurs dans l’appareil ont repéré le nuage de fumée. Effectivement, à l’approche, l’avion effectue un premier cercle autour de l’ile, puis un second…. Robinson et Vendredi s’agitent sur la plage avec des branches pour manifester leur présence.

   L’appareil s’éloigne en tanguant à gauche puis à droite pour indiquer que les aviateurs les ont repérés. Puis, par un demi-tour, se redirige vers l’ile. A quelques centaines de mètres, un objet s’échappe de la carlingue. Un parachute s’ouvre. Un nécessaire de survie descend lentement vers l’ile et s’échoue dans l’eau à quelques brasses de la plage. Les deux compagnons courent puis nagent vers cet objet livré par la civilisation. Ils le rapportent sur le sable et l’ouvrent. Ils y trouvent le kit de survie du marin seul en pleine mer :un radeau pneumatique, des fusées de détresse, de la nourriture et quelques produits pharmaceutiques.

   Au même moment, les pilotes ont déjà transmis la position de Robinson et ils ont mentionné la présence inattendue d’une autre personne sur l’île. Par les autorités, il a été donné au navire militaire le plus proche de mettre le cap sur l’ile avec mission de récupérer Robinson et un inconnu. Il lui faudra plusieurs heures.

   La mention de cet inconnu sur cette ile inquiète les autorités. De qui s’agit-il ? Depuis quand est-il sur ce morceau de terre ? Quel est son état sanitaire ? Faut-il le mentionner à la presse ? Pour ce dernier point, la question sera vite résolue à la suite d’une fuite. Les médias se sont emparés de cette situation. Chacun est à la recherche du scoop de l’inconnu sur une ile déserte.

   Sur l’ile, tout en déballant le résultat du parachutage, Robinson explique à Vendredi ce qui se déroule probablement depuis le PC de la course et que dans quelques heures, des secours arriveront. Vendredi doit donc se décider sur son maintien sur l’ile ou son rapatriement en zone civilisée. Le choix est cornélien. Le souhait de Vendredi est d’achever sa vie sur cette ile tel qu’il en avait pris son parti. Mais il sait aussi qu’il sera l’objet d’une attention journalistique, voire peut-être scientifique. Autant, pense-t-il, la seconde est gérable car les scientifiques sont probablement des personnes respectueuses de l’objet de leur observation. Autant imagine-t-il que les gens de presse ne le seront pas par l’empressement qu’ils auront à vouloir obtenir un contact pour réaliser l’article sensationnel au profit de leur titre de presse. Sans oublier que des cinéastes s’intercaleront pour en réaliser un film basé sur des faits réels. Vendredi sera donc l’objet d’une attention pressante. Son ile sera battue, dégradée, du nord au sud, de l’est à l’ouest, son intimité sera mise à nu. Il ne sera plus chez lui comme il l’a été depuis tant d’années.

   Mais, se dit-il, cette situation ne sera probablement qu’un feu de paille. D’autre sujets terriens apparaîtront et détourneront l’attention de tous les avides de scoop, et alors, il retrouvera sa tranquillité.

   Vendredi en était à ces considérations lorsqu’un avion se fit entendre au loin. Vendredi et Robinson l’observent et constate qu’il s’emploie à effectuer des ronds autour de l’ile. Robinson lui fait comprendre que les premiers rapaces de scoop se manifestent. Cela confirme les préoccupations de Vendredi.

   Quant aux provisions parachutées, Vendredi hésite à s’en nourrir. Il craint que cette nourriture ne lui soit plus adaptée, ou qu’un temps d’accoutumance sera nécessaire. Néanmoins, il en ingurgite quelques maigres quantités pour évaluer l’effet sur son corps… pendant que l’avion voyeur tourne autour de l’ile.

   Enfin, un bateau militaire approche. Il jette l’ancre à un demi mile. Puis il dépose un zodiac sur l’eau qui se dirige vers l’ile et, craignant des étocs, s’approche prudemment de la plage. Trois personnes sont à bord. Le pilote du zodiac, le capitaine du navire et un médecin. Ces deux derniers débarquent immédiatement, laissant au pilote le soin d’amarrer le zodiac. Robinson, les pieds dans l’eau les accueille chaleureusement et les remercie de leur arrivée rapide. Le capitaine explique qu’ils étaient à une centaine de miles de cette ile qu’il ne connaissait pas, comme de nombreuses autres iles dans les océans, et qu’il est fier, en tant que marin respectueux des règles maritimes, d’opérer ce sauvetage. Puis très vite, le médecin s’enquiert de l’état de santé de Robinson pendant que le capitaine se dirige vers Vendredi resté à l’écart.

   Préparé par Robinson, et aux questions du capitaine, Vendredi explique son arrivée sur cette ile, sa vie sur les lieux, puis son souhait de s’y maintenir. N’ayant aucun mandat pour secourir aussi Vendredi, le capitaine lui explique ce qu’il pressent en termes de curiosités sur son cas par le monde entier, confirmant les dires de Robinson.

   Néanmoins, Vendredi confirme son souhait de rester, prêt à supporter quelques mois la pression journalistique, et aussi, prêt, pour la science, à expliquer sa survie puis sa vie sur ce bout de territoire.

   Impressionné par cette détermination, le capitaine lui explique qu’il s’incline et qu’il retourne avec Robinson sur le bateau pour faire part de cette situation à ses autorités et attendre les ordres qu’il devra exécuter à son égard. Il en informera Vendredi.

    Avec le pilote, il fait route vers son navire, proposant de laisser provisoirement le médecin sur l’ile pour qu’il ait un échange avec Vendredi, voire qu’il l’ausculte s’il l’accepte.

   A la grande surprise du médecin, l’état de Vendredi est correct.

- Vous me semblez en grande forme. Néanmoins, il est possible que votre vie et votre alimentation sur cette ile ait modifié quelque peu votre système interne. Il peut porter par exemple quelque virus auquel vous vous êtes habitué mais qui pourrait être préjudiciable pour nous tous. Arrivé sur terre, vous devrez donc passer par une procédure d’examen et une mise en quarantaine, tout comme Robinson qui vous a côtoyé.

- Je resterai sur cette ile.

- Vous le souhaitez réellement ?

- Je l’ai décidé. J’ai eu cette heureuse opportunité de quitter le monde. Je maintiens ma décision.

- Je n’ai pas mandat pour vous contraindre à revenir. Mais vous savez que vous serez harcelé par les médias qui connaissent maintenant votre existence et ses particularités !

- L’arrivée de Robinson m’a ouvert l’esprit sur cette situation. Néanmoins, je vous suggère de faire savoir que la moindre approche de ma personne fait prendre des risques sanitaires. La preuve, votre précaution de quarantaine.

- Ils viendront avec des combinaisons protectrices et je crains même qu’ils s’en débarrassent sur place.

- J’aurais le temps de les enfouir. J’ai un autre élément de réflexion : ils se lasseront vite. D’autres sujets apparaîtront et je redeviendrai libre.

- Soit ! C’est votre décision et je comprends votre réflexion. Je la reporterai à ma hiérarchie.

- Merci pour votre compréhension.

- J’ai un autre sujet à vous soumettre.

- Je vous écoute.

- Vous imaginez bien que la découverte de votre existence et surtout de votre capacité à vivre en totale autarcie vont interpeler nombre de scientifiques. En particulier, votre adaptation à une nouvelle nourriture qui vous a conservé une santé correcte peut intéresser pour l’adaptation nutritionnelle de l’humanité.

- Je le comprends parfaitement.

- Accepteriez-vous la visite de scientifiques pour qu’ils étudient cet aspect de votre vie sur cette ile ?

- Si cela présente un intérêt factuel pour l’humanité, je l’accepte volontiers à la condition que le programme ne concerne que les scientifiques sans que la presse ne s’en mêle. Vous avez saisi : je veux ma tranquillité !

- Merci. Je suis certain que vous allez nous être d’une grande utilité tout en préservant votre solitude. C’est d’ailleurs en la préservant que l’analyse de votre situation sera la plus pertinente.

    C’est ainsi que les deux personnages se séparent en s’approchant du zodiac revenu entre temps. Le docteur seul s’y installe.

V - EPILOGUE

 

   Après quelques mois de survols par les médias et quelques incursions de certains d’entre eux sur l’ile, Vendredi a retrouvé sa tranquillité.

   Un protocole de recherche a été mis en place avec des sociologues, des ethnologues, et autres professions en « logue ». Vendredi y contribue régulièrement.

   Il lui a été proposé de bénéficier d’une radio et d’une télévision pour suivre les événements du monde. Il les a refusés, même pour prendre connaissance des interventions des scientifiques. Il est à leur disposition et se contente de les recevoir lorsqu’ils se présentent.

   Seule sa fin de vie s’améliorera probablement grâce à la surveillance par ses invités qui lui suggèreront peut-être des solutions « sympathiques ».

   De plus, des sculptures de Vendredi sont vendues à prix d’or dans le monde entier. Vendredi reverse les bénéfices à la recherche médicale.

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